Complétons brièvement le thème des prolongements anthropologiques et pneumatologiques de la Trinité, amorcé dans le texte no. 5. En se référant à Luc et à Marc, disions-nous, Jean Damascène (~676-749) montre que la perfection attribuée à Jésus-Christ a passé par la croissance de l’homme Jésus, faisant ainsi ressortir que la rencontre du divin et de l’humain découle non seulement d’une union avec le Logos mais aussi avec l’Esprit, dans un processus créateur. À partir du 9e siècle, la conception christique de l’être humain est considérée de plus en plus dans la perspective de l’intériorisation personnelle dans le Saint-Esprit : le Feu qui transfigure l’humanité de Jésus-Christ et «christifie» l’humanité des êtres humains, est l’Esprit. La nature humaine est appelée à transcender sa nature créée pour communier existentiellement au Dieu personnel qui transcende aussi, par une mystérieuse descente, sa nature incréée pour se donner. Dieu se fait mendiant de la réponse amoureuse de l’être humain et le divin rencontre l’humain. Alors que l’Orient chrétien magnifiait le Saint-Esprit, la théologie occidentale allait plutôt dans le sens d’une conception de la Trinité qui entraîne une diminution en importance de la troisième Personne de la Trinité. En 867, Photius [patriarche de Constantinople] soupçonne en effet les Latins d’introduire deux principes dans la Trinité en affirmant que l’Esprit procède du Père et du Fils ensemble et non plus du Père seul au même titre que le Fils, déséquilibrant ainsi la dynamique trinitaire. Cette diminution de l’importance du Saint-Esprit a comme conséquence anthropologique de diminuer celle de la liberté créatrice au profit d’une nécessité causale permettant à une autorité de prendre la spiritualité en otage et de l’enfermer dans un carcan intellectuel qui encourage la passivité spirituelle. En mettant l’accent sur l’essence unifiante du Père et du Fils, le mystère de la « toute-présence » dans chaque Personne (y compris le Saint-Esprit) n’est plus exprimé. Avec une rationalité qui tend à diviser, à établir un rapport causal diminuant l’importance de la participation, l’Occident remplace les perspectives de la déification par une sorte de réalisme qui confère aux idées générales et abstraites la prétention d’accéder aux choses en soi et fait de la grâce [ce don mystérieux où la liberté divine s’associe à la liberté humaine] un effet administrable dans le contexte d’un sacramentalisme mécanisé. Devant cette tendance, en vue de faire valoir la divino-humanisation, Jean Damascène insiste sur l’expérience unitive de l’Esprit : l’Esprit provient du Père, repose sur le Logos et le manifeste à toute la création dans une procession unifiée des trois Personnes.
Entre le 11e et le 13e siècle, la théologie occidentale s’éloigne de plus en plus de la vision de l’Orient chrétien où la beauté poétique est une invitation à remonter à l’expérientiel, où la spiritualité créatrice passe avant l’assurance d’un savoir contraignant. L’anthropologie divino-humaine affirme en effet la liberté créatrice comme réponse libre et amoureuse à un mystérieux appel. Nicolas Cabasilas (1322-1391) est bouleversé par le feu de l’amour divin qui aimante l’amour des êtres humains. Sa pensée revêt un caractère éminemment existentiel où « l’homme de douleur » est « l’homme de désir ». Dieu devient mendiant et meurt afin que les êtres humains puissent vivre en Lui, et Lui en eux. La connaissance de « ce que nous sommes vraiment » s’accompagne d’un retournement du cœur vers son propre centre où le divin et l’humain se rencontrent. Dans cet esprit, l’idée selon laquelle Dieu, étant donné sa toute-puissance, aurait créé le mal, prend figure de vaine ratiocination, car Dieu est en nous, et nous en Lui : la multiplicité, propre au monde phénoménal, rend la conscience et l’amour possibles, mais le bien et le mal s’y entremêlent inévitablement. « L’Aimant » attend une réponse libre de l’Aimé. Grégoire Palamas (1296-1359) distingue clairement l’essence radicalement transcendante de la Trinité comme Unité, et Dieu participable dans ses énergies dans la dynamique trine. Par sa participation à la vie divine, l’être humain est pénétré de la Liberté incréée de Dieu. Grâce à celle-ci, avec tout ce qui se trouve en lui, incluant l’élan passionnel, il peut vivre l’expérience de la « vraie liberté », comprise comme «pouvoir positif de création». En insistant sur l’Unitrinité, les Pères orientaux ont exprimé symboliquement Dieu comme Unité au-delà de toute opposition, mais sans résorption des Personnes dans une unité indifférenciée, chacune des Personnes posant l’autre. En s’opposant avec véhémence à une diminution en importance du Saint-Esprit, ils ont lutté pour la liberté créatrice, inséparable d’une spiritualité vive. Sur le chemin de la réalisation de soi, l’être humain est appelé à mourir « au géocentrisme du moi pour renaître à l’héliocentrisme du soleil divin » (Olivier Clément). C’est en tant que Soi, ou « Christ en nous », et non en tant qu’individu dans son autonomie fermée, que l’être humain se découvre comme sujet de la connaissance spirituelle. Notons enfin que, dans l’univers de l’Orthodoxie, s’est développée aussi une importante dévotion à la Vierge Marie, élevée au titre de Theotokos [Mère de Dieu]. Toute cette symbolique exprime puissamment le côté lumineux de l’être humain. Mais s’il y a le Rachat ainsi qu’une avenue de croissance spirituelle, sans parler de la médiation de la Mère du Ciel, c’est parce que l’être humain est aussi « un pauvre pécheur ». Les images archétypiques des dogmes religieux sont entièrement élaborées en structures formelles qui, tout en exprimant de façon détournée l’inconscient, évitent toutefois une confrontation avec celui-ci. Mais Jung fait valoir l’importance de prendre conscience de note ombre, de cette partie inférieure de la personnalité qui est la somme des éléments psychiques personnels et collectifs incompatibles avec la forme de vie consciemment choisie. Alors que l’on peut cacher à la société certaines pulsions considérées comme immorales et surtout se les cacher à soi-même ou les ignorer par refoulement, la nature finit toujours par réagir implacablement. La crise actuelle du célibat des prêtres dans l’Église catholique et la perspective d’un schisme interne, l’illustre parfaitement. Jung fait remarquer que, souvent, des personnes affichant l’image la plus morale, inconscientes de leur « autre face », subissent des pulsions incontrôlables. «Malheureusement, écrit-il, il n’est pas douteux que l’homme est, dans l’ensemble, moins bon qu’il ne s’imagine ou ne voudrait l’être. Chacun est suivi d’une ombre et moins celle-ci est incorporée dans la vie consciente de l’individu, plus elle est noire et dense. Si une carence est consciente, on a toujours la chance éventuelle de la corriger. (…) Mais si elle est refoulée et isolée de la conscience, elle ne sera jamais corrigée et, en outre, elle sera, constituant un danger latent, susceptible de surgir soudainement dans un instant d’inattention. En tout cas, elle forme un obstacle inconscient qui bloque les efforts les mieux inspirés.» [Jung, « Psychologie et religion », Paris, Buchet/Chastel, 1958, page 153.] L’auteur explique que nous portons un lointain atavisme émotionnel (avec ses puissants appétits), et que c’est « … seulement par un effort considérable que nous pouvons nous libérer de ce fardeau. Lorsqu’un être en est arrivé à la névrose, nous avons invariablement affaire à une ombre considérablement intensifiée. Et si l’on veut aboutir à la guérison d’un tel cas, il est indispensable de l’aider à trouver une voie selon laquelle sa personnalité consciente et son ombre pourront vivre ensemble. » [Ibidem, pages 153 et 154]. Ni la destruction de la personnalité ni l’oppression de l’ombre ne sont des solutions, mais leur réconciliation. « Si les tendances refoulées de l’ombre n’étaient que mauvaises, il n’y aurait pas de problème du tout. Or, l’ombre est en règle générale seulement quelque chose d’inférieur, de primitif, d’inadapté et de malencontreux, mais non d’absolument mauvais. Elle contient même certaines qualités enfantines ou primitives qui pourraient dans une certaine mesure raviver et embellir l’existence humaine ; seulement on se heurte à des règles établies […] au risque de perdre contact avec la terre. » [Ibidem, page 157] Dans le christianisme, la réconciliation de Dieu avec l’être humain est figurée par le symbole du Christ ou de la Croix. Pour être formulée, l’idée de cette réconciliation a d’abord été vécue comme expérience intérieure par des personnes dont on trouve le témoignage dans la Bible, ainsi que chez les Pères de l’Église. Et l’impression lumineuse d’une harmonie intérieure peut, encore aujourd’hui, surgir d’un rêve puissant, d’une vision fulgurante dans un moment de grande douleur ou de profonde détresse, ou au terme d’une longue lutte intérieure. Voici comment Jung résume ce que plusieurs de ses patients lui ont raconté à propos de ce type d’expérience : « Ces êtres, à ce moment d’élection, se sentirent devenir conformes à eux-mêmes, purent s’accepter eux-mêmes, furent en mesure de se réconcilier avec eux-mêmes, et grâce à cela ils furent aussi réconciliés avec des circonstances cruelles et des événements marqués au cœur d’une adversité qui leur semblait inacceptable jusque-là. Cela rappelle beaucoup ce qu’on exprimait jadis par ces mots : « Il a fait sa paix avec Dieu, il Lui a fait le sacrifice de sa volonté en se soumettant à la volonté de Dieu. » » Dans certaines spiritualités, comme dans les Upanishads [textes philosophiques qui forment la base théorique de l’hindouisme], la place de la divinité peut être remplacée par l’archétype de l’homme cosmique [c’est l’être qui, parvenu à un niveau de conscience plus élevé, participe à la Totalité]. Savoir que la conscience individuelle est coulée dans le lit d’une psyché inconsciente indéfiniment étendue, nous amène à prendre davantage conscience que, au fond, nous ignorons ce qu’est vraiment l’être humain. « De fait, écrit Jung, il est absolument impossible de déterminer l’étendue et le caractère définitif de l’existence psychique. Si dès lors, nous parlons de l’homme, nous entendons un ensemble de lui-même qui reste illimitable, une totalité globale informulable qui ne peut être exprimée que symboliquement. [Ibidem, page 164] Conformément à la philosophie orientale, Jung a choisi le mot « Soi » pour désigner la totalité de l’être humain, incluant ses aspects conscients et inconscients. Chez les « primitifs » [au sens d’originels, sans jugement de valeur], l’élément principal de la vie psychique était projeté dans des objets. « Or, dans un état de projection plus ou moins complète, écrit Jung, il n’y a guère de place pour le conscient. C’est par le retrait des projections [comme celles d’esprits qui animent les êtres, les choses et les éléments naturels] que la connaissance consciente s’est lentement développée. » [Ibidem, page 164] Mais ce retrait a d’importantes conséquences. À la semaine prochaine, pour le texte no. 7.