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Esprit, symboles et réalité. (Texte no. 7) 

Un tableau philosophique représentant un homme avec des fils dans la tête. Un tableau philosophique représentant un homme avec des fils dans la tête.

Chez les « primitifs » [au sens d’originels, sans jugement de valeur], l’élément principal de la vie psychique était projeté dans des objets. « Or, dans un état de projection plus ou moins complète, écrit Jung, il n’y a guère de place pour le conscient. C’est par le retrait des projections [à l’origine de l’animisme : croyance en des esprits qui animent les êtres vivants, les choses et les éléments naturels] que la connaissance consciente s’est lentement développée. » [« Psychologie et religion », Paris, Buchet/Chastel, 1958, page 164.] L’animisme fut ainsi graduellement supplanté par la vision scientifique du monde, mais sa symbolique demeure présente dans les rêves et a conservé son pouvoir de fascination comme en font foi plusieurs expressions artistiques. Tous les trous de la connaissance sont occasions de projections ; tantôt illusoires (lorsqu’il y a objectivation de ce qui ne peut l’être), tantôt lumineuses (lorsqu’elles sont consciemment maintenues comme expressions symboliques de la vie intérieure reliée à la Totalité). La tendance à la projection psychologique a notamment persisté au plan interpersonnel. En effet, nous croyons souvent savoir ce que pensent les autres et ce qu’est leur vraie nature, et il n’est pas rare que nous attribuions inconsciemment à d’autres notre propre ombre. « Nous sommes convaincus que certaines personnes possèdent tous les défauts que nous n’apercevons pas en nous-mêmes, et qu’elles réalisent tous ces vices qui, naturellement, ne sauraient être les nôtres. Nous devons encore et toujours témoigner d’une prudence extrême, afin de ne pas projeter d’une manière trop éhontée notre propre ombre, et nous sommes encore et toujours submergés par des illusions projetées. » [Ibidem, page 165] Plutôt que de vivre dans l’ignorance de notre ombre et de la projeter sur les autres, Jung propose une prise de conscience par laquelle, à la suite d’un profond recueillement, nous arrivions à devenir un grand projet pour nous-mêmes. Et cela d’autant plus que, plus généralement, ce phénomène de projection de l’ombre s’applique à tous les genres de discrimination sociale et aux dangereux préjugés entre les peuples et les nations. Il est impossible d’objectiver l’âme humaine de manière à pouvoir la saisir totalement comme objet de science. L’intellect n’est qu’une fonction partielle de la psyché. « En réalité, c’est la psyché qui est la mère, qui est le sujet et la condition même du conscient. Elle dépasse de si loin les frontières du conscient que celui-ci peut à juste titre être comparé à une île dans l’océan. » [Ibidem, page 167] Tout comme l’ombre n’est pas qu’une absence de lumière, l’inconscient n’est pas qu’une absence de conscience. L’observation des processus inconscients, note Jung, confirme que l’inconscient possède une sorte d’autonomie. « L’oubli de la dangereuse autonomie de l’inconscient et sa définition purement négative comme absence de conscience reflètent l’hypertrophie moderne du conscient et expriment l’embarras de son hybridité [caractère de ce qui est composé de plusieurs éléments différents]. Le recours à des dieux ou à des démons invisibles constituerait une formulation (…) plus adéquate de l’inconscient, bien qu’elle soit une projection anthropomorphique. » [Ibidem, page 168] Comme le développement du conscient passe par le retrait des projections, « tout ce qui porte extérieurement un caractère divin ou démoniaque doit retourner à l’âme, à l’intérieur de l’homme inconnu, d’où cela est apparemment issu. » [Ibidem, page 169] L’idéologie matérialiste a conclu que Dieu n’a jamais existé ; et le psychologisme, qu’Il n’est qu’une illusion issue par exemple de la volonté de puissance ou de la sexualité refoulée. Il ne faut pas confondre la psychologie [l’étude des éléments psychiques et leur influence sur le comportement] et le psychologisme qui ramène tous les objets examinés à ses propres schémas, sans égard à leur spécificité. Quelles que soient nos croyances, Dieu est avant tout une réalité psychique très forte enracinée en l’inconscient. Ce serait une erreur de croire que l’être humain possède ou aurait possédé la complète capacité de se créer ou non un « dieu ». Chacun se trouve avec une disposition psychique qui ne dépend pas entièrement de sa volonté. « Non seulement la « liberté de la volonté » est un problème insoluble sur le plan philosophique, mais encore il l’est sur le plan pratique, en ce sens qu’on rencontre rarement quelqu’un qui ne soit plus ou moins dominé, voire obnubilé par des penchants, des habitudes, des pulsions, des préjugés, des ressentiments et toutes sortes de complexes possibles. (…) En fait et en vérité, nous ne jouissons pas d’une liberté souveraine : nous sommes continuellement menacés par certains facteurs psychiques qui en tant que « force de la nature » peuvent nous prendre en leur possession. Le retrait prononcé de certaines projections métaphysiques nous expose presque sans défense à une telle éventualité, en ce sens que nous nous identifions immédiatement à chaque impulsion, au lieu de lui attribuer le nom d’un « Autre », nom grâce auquel elle serait au moins tenue à bout de bras, et ne pourrait immédiatement s’emparer de la citadelle du moi. Les « puissances » et les « forces » sont toujours là, nous ne pouvons et nous n’avons pas besoin de les créer. » [Ibidem, pages 171, 172 et 173.] Ce qui est en notre pouvoir, c’est d’élire éventuellement le « Dieu de notre cœur » afin « … que son service nous protège contre la domination des « Autres » que nous n’avons pas élus. « Dieu » n’est pas créé, mais élu. » [Ibidem, page 173] Le Dieu présent à notre conscience serait donc idéalement le résultat d’un acte d’amour électif. La définition que nous nous faisons toutefois de « Dieu » est une image qui n’est pas identique à la réalité inconnaissable intuitionnée dans les profondeurs de l’âme. Et il peut même arriver que cette image s’échappe contre notre gré hors du cadre que nous lui avions conféré, et que certaines forces implicites de la nature s’imposent sous la forme de différents « ismes », d’origines archétypiques. L’archétype peut orienter l’intellect vers un but avec une passion inouïe et se vêtir d’une logique impitoyable. Il peut captiver par un charme puissant qui, malgré la tentation de rester accroché au quotidien, s’accompagne d’une évidence de sens tenue jusque-là pour impossible. À l’occasion de périodes troubles, la réalité archétypale, après être passée inaperçue pour un temps, peut faire d’étonnants retours. En tentant de rétablir un lien entre les dogmes religieux et l’expérience immédiate des archétypes, Jung jette un éclairage nouveau sur l’intemporelle dynamique psychique en même temps que sur les grands événements historiques. Les grands symboles de la psyché remontent à des temps anciens sans qu’ils aient été apportés par une tradition directe. « Si mon hypothèse est exacte, selon laquelle chaque religion est une expression spontanée d’un certain état psychique général, écrit Jung, le christianisme nous apparaît comme ayant été l’expression et la formule d’un état psychique qui prédomina au début de notre ère, ainsi que pendant la série des siècles ultérieurs. Mais qu’une situation psychique donnée ait prédominé à une certaine époque n’exclut pas l’existence, à une autre époque, d’autres états psychiques. Ces autres états sont, eux aussi capables d’une expression religieuse. » [Ibidem, page 189] Ainsi, le gnosticisme [du grec gnôsis : connaissance] regroupe des doctrines variées et multiformes qui se développèrent au cours des IIe et IIIe siècles dans les limites de l’Empire romain. On se souviendra que ces doctrines se caractérisent généralement par l’affirmation que les êtres humains sont des âmes divines emprisonnées dans un monde matériel créé par un dieu inférieur, mauvais ou imparfait, le Démiurge [qui présente des ressemblances avec le Yahvé de Job], à l’opposé duquel existe un autre être, transcendant et parfait, plus éloigné [un dieu supérieur lié à l’homme par la connaissance qu’Il lui a donnée]. Durant un certain temps, le christianisme lutta contre le gnosticisme, qui correspondait à un état psychique différent. Les gnostiques furent anéantis et le gnosticisme si déformé qu’il faut être un spécialiste pour tenter d’en rendre compte avec quelque profondeur. Mais comme les racines historiques des archétypes observés par les psychanalystes peuvent parfois s’étendre au-delà du Moyen Âge et jusque dans l’Antiquité, il ne faut pas se surprendre de les retrouver dans la gnose. Alors que le dualisme gnostique insiste sur les puissances mauvaises qui domineraient le monde sensible, la gnose, qui est le fait de plusieurs penseurs actuels, s’en tient à affirmer que la croyance en Dieu est intuitive, qu’elle est indissociable d’une expérience intérieure. « Il ne me semble pas illogique, écrit le célèbre psychanalyste, qu’un état psychique, jadis maté, relève la tête au moment où les idées essentielles de celui qui jadis avait pris le dessus perdent de leur influence. En dépit de la suppression du gnosticisme, celui-ci dura pourtant à travers tout le Moyen Âge sous une forme inconsciente d’elle-même, à savoir sous le travestissement de l’alchimie. » [Ibidem, page 190] L’alchimie comportait deux parties complémentaires : d’un côté les recherches proprement chimiques, de l’autre le point de vue philosophique. L’alchimie antique était nettement d’inspiration gnostique. Chez les alchimistes grecs, nous trouvons l’idée de la « pierre qui renferme un esprit », considérée comme la matière primordiale du chaos qui a été arrosée par les flots du ciel [l’esprit], et qui fut ensuite disposée par Dieu selon les innombrables « Idées » des choses apparentes. Dans la Bible, on parle de l’Esprit de Dieu qui féconda les eaux supérieures, mais les eaux inférieures sont pleines de ténèbres. Jésus-Christ participe de deux natures, d’une partie terrestre et d’une partie céleste. Au Moyen Âge, l’idée centrale était la suivante : le démiurge [l’esprit divin] qui incuba « les eaux du chaos originel » est demeuré potentiellement dans la matière, alors que fut aussi maintenu l’état chaotique originel. Les alchimistes considéraient ainsi leur « matière primordiale » pour une partie du chaos originel, portant l’esprit en son sein. Leur intention était d’extraire l’esprit divin originel du chaos [la quintessence, l’eau de Jouvence, etc.]. On trouve dans l’Église catholique un rite consistant en une répétition de la descente de l’Esprit saint dans l’eau. L’eau ordinaire devient ainsi une eau bénite qui possède des qualités créatrices et transformatrices, à la façon des eaux miraculeuses comme celle de Lourdes. En psychanalyse, « la matière primordiale » consiste en l’abîme de l’inconscient. Au début, le moi est davantage un masque (persona) qu’une identité authentique, une identité d’emprunt déterminée par les circonstances. L’intériorité est l’athanor [l’alambic des alchimistes] au sein duquel s’opère le processus d’individuation, d’harmonisation avec le Soi, afin de réaliser au mieux ce que nous sommes vraiment. À la semaine prochaine, pour le texte no. 8.

Photo principale :  De la matière vers l’esprit

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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