Aline Apostolska, LaMetropole.Com.
Le Musée des Beaux-Arts de Montréal présente jusqu’au 16 septembre D’Afrique aux Amériques, Picasso en face-à-face, d’hier à aujourd’hui. Derrière ce titre alambiqué, un peu compliqué pour rien, existe une exposition formidable, ingénieusement scénographiée, grandiose et détaillée, instructive et enthousiasmante, belle et étrange à la fois. Elle montre et démontre clairement, par la juxtaposition et la mise en parallèle des œuvres ethnographiques de diverses origines africaines et de tableaux et sculptures de Pablo Picasso, l’influence illuminatrice, déterminante autant que définitive, puisqu’elle perdure clairement, quand elle ne s’accentue pas encore plus, jusque dans ses œuvres ultimes.
On comprend le titre de l’exposition a posteriori. Revêtant plusieurs niveaux de compréhension, ce titre traduit de fait ce dont il est question ou plutôt, de tout ce dont il est question dans l’exposition. D’abord D’Afrique aux Amériques sonne me semble-t-il d’abord comme un résumé du chemin suivi par les esclaves via l’Europe, et en l’occurrence la France qui en fit l’un de ses commerces les plus florissants au 18ème s. surtout et ce jusqu’à son abolition en 1848. On sait notamment que des villes comme Nantes ou Bordeaux en ont tiré une large partie de leur enrichissement. Au même moment, en Nouvelle-France où les premiers esclaves furent les Pawnees, à partir de 1628 etjusqu’à la fin du régime français en 1759, le nombre d’esclaves africains augmenta pour atteindre 1,500. Entériné en 1685, le Code Noir autorisa l’utilisation d’esclaves africains et dès 1709, la pratique de l’esclavage devint légale en Nouvelle-France. Des esclaves africains furent amenés au Canada à partir des Antilles françaises et des colonies britanniques, et installés surtout près de Montréal et de Québec, ainsi qu’au Cap Breton et en Nouvelle-Écosse. Or, en arrière-plan de cette horreur humanitaire, se joua la découverte d’objets ethnographiques, sculptures, objets religieux et rituels, que les Européens pillèrent puis transportèrent avec eux en Europe puis en Amérique. Les philosophes des Lumières, notamment les Encyclopédistes à la suite de Diderot, ne prirent jamais ombrage de ces temps obscurs. À part Voltaire, brièvement dans son Candide, nul penseur ne dénonça jamais cette abomination. L’exposition du MBAM n’occulte pas ce fait par ailleurs connu des livres d’histoire.
L’Afrique se révéla être non seulement un lucratif marché d’êtres humains mais également d’œuvres inédites. On n’en parlait certes pas encore comme de l’art africain, le terme aurait été bien trop incongru, mais simplement d’objets de style africain, avec un attrait vite à la mode pour l’exotisme, comme ce sera d’ailleurs le cas des objets et œuvres asiatiques. Pour comprendre et évaluer ces œuvres africaines traditionnelles qui témoignent de la vision du monde des peuples africains, et les reconnaître à leur juste niveau tout à la fois théologal et artistique il faudra attendre que la psychanalyse (Freud puis Jung) puis l’anthropologie et l’ethnologie moderne (celle de Claude Levy-Strauss) pour que l’on prenne au sérieux (le même sérieux qui jusqu’à récemment manquait dans l’appréhension de l’art des peuples autochtones…) la pensée dite sauvage et son expression artistique à part entière. En ce sens, l’inauguration en 2006 du Musée du Quai Branly – Jacques Chirac à Paris, dédié aux civilisations et aux arts primitifs ou arts premiers, a parachevé la révolution dans la manière de comprendre ces civilisations et ces arts. L’exposition présentée au MBAM a d’ailleurs été conçue à l’initiative conjointe du Musée du Quai Branly et du Musée Picasso dans le but précis de montrer l’influence de l’art africain sur l’œuvre de Picasso.
La seconde partie du titre de l’exposition Picasso en face-à-face d’hier à aujourd’hui, renvoie directement à ce dont l’exposition fait une bouleversante évidence : l’influence de l’art africain sur l’œuvre de Picasso. Car avant le Musée du Quai Branly – Jacques Chirac, le Musée de l’Homme situé au Palais de Chaillot place du Trocadéro à Paris, a été le premier à présenter le genre humain dans sa diversité anthropologique, historique et culturelle et les œuvres de cette diversité. Le Musée de l’Homme s’est appelé ainsi en 1937 mais dès 1882, il existait déjà sous l’appellation de Musée d’ethnographie du Trocadéro. Né en 1881 en Andalousie, le jeune Picasso découvrira ce musée et son contenu illuminateur à plus d’un titre pour lui, dès son installation à Paris en 1904. « Mes plus grandes émotions artistiques, je les ai ressenties lorsque m’apparut soudain le sublime beauté des sculptures exécutées par les artistes anonymes de l’Afrique. Ces ouvrages d’un religieux, passionné et rigoureusement logique, sont ce que l’imagination humaine a produit de plus puissant et de plus beau. Je me hâte d’ajouter que cependant, je déteste l’exotisme » écrivit-il, lui qui précisément ne réduisait pas ces œuvres à de l’exotisme à la mode.
Dans l’art africain, Picasso vit immédiatement audace, dialogue avec l’éternel et l’invisible, érotisme voire obscénité bruts et décomplexés – « si l’art est chaste, ce n’est pas de l’art » écrit-il avec une critique non voilée de l’art désincarné de la peinture hagiographique de la chrétienté. Il s’y inspira de formes géométriques aux angles drus, déstructurées, éclatées, et des formes de corps déconstruits, aux antipodes des études des beaux-arts dans lesquelles il avait excellé. Il s’y enivra des couleurs, des matières, des façons inédites pour lui de travailler la terre, le métal, le bois, et de restituer des portraits qui transmettent l’âme du sujet, son envers, plutôt que sa ressemblance ou sa vraisemblance. Révolution absolue dans l’œuvre, et sans doute dans la vie intérieure, de Picasso, et bouleversement de la peinture tout entière. L’exposition présentée au MBAM permet de voir nettement, par la juxtaposition d’œuvres en duo – une œuvre africaine traditionnelle et une œuvre de Picasso -, le parallèle, le cousinage, l’influence. Comme une claque qui fait dire « mais oui, bien sûr… »
C’est de l’amour en fait, voilà. L’amour fou de Picasso pour l’art africain jusqu’à s’en laisser traverser.
Je me souviens d’une exposition présentée au Musée égyptien de Berlin (transféré en 2009 au Neues Museum)sur l’influence de l’art égyptien originel sur Giacometti. Là aussi, une claque, comme une évidence. Ce type d’expositions, que certains jugent trop didactiques car démonstratives, moi me ravissent car elles témoignent de la loi de la création artistique : la transmission, la réinterprétation, l’influence redéfinie. On n’avance jamais seul en matière de création artistique, on n’invente jamais rien à partir de rien du tout. Chaque artiste poursuit le chemin d’autres derrière lui. Ainsi, l’exposition du MBAM présente-t-elle une autre exposition à la suite Nous sommes ici, d’ici. L’art contemporain des Noirs canadiens. Une continuité, une longue marche d’Afrique en Amérique, en passant par l’Europe et Picasso. Au bout de la visite, le titre prend tout son sens.
Je n’ai pu m’empêcher de penser que j’avais rarement vu autant d’art africain en si peu de temps. Fin avril au Musée des Beaux-Arts de Boston, qui possède de très belles salles africaines, abondantes et bien expliquées. Puis en mai, dans la ville sud-africaine du Cap, le choc à la fois capital et cardinal du Zeitz MoCCA, ouvert fin 2016, le plus grand musée d’art africain du monde, dont la collection permanente est constituée du don que l’homme d’affaires allemand Jochen Zeitz, ex PDG de Puma, a fait de sa collection privée d’art africain contemporain.
À croire que l’art africain, après avoir étendu ses rhizomes et influencé nombre d’artistes occidentaux, est retourné chez lui. Picasso, qui fut l’un des premiers à en reconnaître l’influence, en aurait sans doute été ravi…
À voir et à découvrir!Picasso et l’art africain au MBAM.
Zeitz MOCAA – Museum of Contemporary Art Africahttps://zeitzmocaa.museum/
Http://www.museedesbeauxartsdemontreal.com