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À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 23)

Une peinture de conte représentant un groupe de personnes debout dans une rivière. Une peinture de conte représentant un groupe de personnes debout dans une rivière.

Un peu plus tard, une étoile naissante attira l’attention du jeune homme. Inopinément, celui-ci se souvint de ces paroles de Nékolia : « Pour être vraiment conscient de soi, de ce que nous sommes vraiment, nous devons nous réfugier en notre Âme universelle, source de la liberté créatrice, victorieuse de la laideur, de la peur et de l’indifférence mortifère ; comme en rend compte la beauté d’une réalité transfigurée ». Ésiom n’avait pas parfaitement compris le sens de ces paroles, mais il avait retenu que les sentiments troubles ne nous tombent pas dessus comme la pluie, que nous pouvons y faire quelque chose. Il s’agenouilla et, après avoir pratiqué la respiration consciente, pour la première fois de sa vie, il eut le sentiment de vraiment prier. Avant d’aller se coucher, bien qu’il eût le cœur en miettes, il trouva la force de formuler ce message : «Ma femme, ma dulcinée, nous sommes victorieux. Tu seras bientôt reine. Dis à Bartholomé de venir au plus tôt à Mordevor, car nous avons besoin de lui pour le soin des blessés et l’exécution des rites funéraires. Nous nous reverrons bientôt à Tréblinor. Je t’embrasse!»

Bien qu’il fût désormais acclamé, le jeune homme ne put empêcher ses vieux démons de ressurgir. Son armée avait été victorieuse, mais le combat le plus difficile, c’est en lui-même qu’il devait le livrer. Il lui arrivait encore de se considérer comme un imposteur. Il avait de la difficulté à maintenir ce à propos de quoi Nékolia avait tant voulu l’aider : accueillir cela qui, en lui-même, est plus lui-même que lui-même. Il avait hâte de revoir son vieux Maître. Il ignorait que, sur sa paillasse, dans sa cabane, celui-ci se mourait.

Nékolia n’attendait plus que la venue de Sophiana. Lorsqu’il la vit apparaître, il murmura cette phrase rituelle : « Je désire ton aide, car le moment est venu pour moi de quitter ce monde ». En guise de réponse, la femme aux yeux verts l’enjoignit de respirer profondément. Nékolia adopta aussitôt un souffle ample et régulier. Tout comme son initiatrice, il faisait parti de ces rares personnes à être encore dotées du don très ancien de la mort consciente.

Sophiana se mit à respirer au même rythme que son compagnon. Elle se préparait à quitter temporairement son enveloppe de chair. Bientôt, ils sortirent de leur corps dense comme d’un lourd vêtement. En accédant à un plan de réalité plus intense en vibrations, ils éprouvèrent une joie profonde, comme une onde de chaleur lumineuse. Portés par un amour plus intense que n’importe quel sentiment terrestre, ils s’élevèrent à d’autres niveaux de compréhension. À chaque degrés, dans une profonde communion, ils se sentaient plus libres, plus éthérés. Encore retenu par les affaires terrestres, le vieil homme revivait les grands moments de sa vie.

Tout à coup, comme un puissant ressac laissant une écume sur la grève, un flot d’amour se déversa en lui et se retira. Nékolia était parvenu au terme de sa quête : il était sur le point de pénétrer dans la lumière. Le moment était venu pour Sophiana de redescendre, car celui qui franchit cette limite devient un libre esprit pouvant oublier complètement l’existence de son enveloppe corporelle. En résistant au désir de suivre Nékolia, Sophiana fut projetée en un éclair dans la cabane. Elle flotta un bref instant au-dessus de son corps physique, qui l’attirait maintenant comme un aimant, puis plongea en celui-ci. Après avoir retrouvé une à une les sensations du monde matériel, elle vit le corps inerte de Nékolia, un sourire au coin des lèvres, comme au temps de sa jeunesse.

À Mordevor, des paysans s’étaient joints aux soldats pour transporter les blessés et parfois même pour ramener certaines dépouilles à leur village. Le dauphin avait donné l’ordre qu’il ne soit fait aucune différence entre les victimes, quelle que soit leur ancienne allégeance. Devant le gros de son armée, cantonné dans un pré, il annonça que le départ pour Tréblinor allait avoir lieu dans dix jours. À l’étonnement de tous, il annonça que, entre-temps, il allait partir pour quelques jours, seul avec son écuyer. Pour éviter d’attirer l’attention, ils allaient revêtir un costume léger de couleur sombre. Comme il ignorait la mort de Nékolia, son plan était de se rendre d’abord à son ancienne cabane, à Tréblinor, puis, à partir de là, de retrouver le sentier menant à la chaumière du vieux Sage.

À son arrivée, contre toute attente, Sophiana l’attendait. Tout de go, elle déclara d’un ton grave : «Nékolia a quitté son corps charnel, mais, désormais, il sera encore davantage présent en ton esprit.» En tenant un pendentif dans la main droite, elle tendit la main gauche au-dessus de la tête inclinée et tremblante de Philippe. Il s’agissait d’un pendentif en bronze que Nékolia avait porté jusqu’à sa mort, incrusté d’un cristal millénaire que des druides et des Sages s’étaient passé de génération en génération. La prêtresse suspendit le bijou au cou du jeune homme, en disant : «Les porteurs de cette pierre profitent de ses pouvoirs, mais chacun doit en ajouter un nouveau». À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.