Jour 15 d’isolement.
Pour clore cette série de textes gourmands, j’ai demandé à mon ami Michel Bush, un parfait gourmet, médaillé du Mérite Agricole français, de nous raconter une histoire savoureuse. Ce sera passionnant, je lui laisse la parole :
«Ah que j’en ai vu défiler des gâteaux d’anniversaire dans ma vie!
Directeur de la restauration pendant trente ans à l’hôtel Reine Elizabeth maintenant à la retraite, je peux vous dire que j’en ai vu des gâteaux, des plus somptueux aux plus sophistiqués et aux plus originaux. Tous remarquables et uniques, créés avec passion et minutie par nos maîtres pâtissiers, véritables orfèvres du monde du sucre. Ils avaient comme principal souci de surprendre et de dépasser les attentes de nos clients. De tous ces gâteaux, il y en a un cependant que je n’oublierai jamais, jamais … Écoutez l’histoire :
Nous sommes au Reine Elizabeth et cela se passe, à l’aube tout juste de ce Vingt-et-unième siècle. C’est la fête en ville. Le Festival Montréal en Lumière brille de tous ses feux en cette dernière quinzaine de février et illumine les cœurs de tous les amoureux des arts, et ceux des Arts de la table tout particulièrement.
Devinez qui est le Président d‘honneur? Nul autre que le Roi, que dis-je, le Pape de la gastronomie, la figure emblématique de la Haute Cuisine, le grand chef Paul Bocuse, le plus grand cuisinier de ce Vingtième siècle qui vient de s’achever. Ses proches de la profession l’appellent avec respect «Monsieur Paul.»
Au Reine Elizabeth nous avions pour mission d’organiser le dîner phare de ce festival, le dîner de son Président. Un événement à la hauteur de la réputation de notre invité. Je ne vous parlerai pas du dîner lui-même, qui soit-dit en passant était fabuleux, mais plutôt de ce fameux gâteau dont il est question en rubrique.
M. Paul venait tout juste de fêter ses 74 ans, le 11 février, et nous voulions lui faire un gâteau d’anniversaire dont il puisse se souvenir longtemps, en lien avec son passage à Montréal et au Reine Elizabeth.
J’eus l‘idée d’un gâteau grandiose de 7 étages qui serait présenté à notre hôte d’honneur, après le service du dessert et après que les officiels de la soirée l’aient invité à monter sur scène pour les remerciements et allocutions de fin de soirée. Cela devait être une surprise autant pour M. Paul que pour tous les convives, y compris les officiels.Nous avions imaginé, le chef-d’œuvre de notre extraordinaire chef-pâtissier du Reine, Maestro Giovanni Ricciardi, paradé en salle sur un pavois porté par lui-même et par le chef exécutif, suivi d’une troupe de musiciens jouant sur un air de marche, notre traditionnel «Bonne Fête» et se dirigeant vers M. Paul pour qu’il souffle les 4 bougies couronnant le dernier étage de la fabuleuse création pâtissière. Pour que la surprise soit encore plus grande, on cacherait dans la corolle d’une jolie fleur en sucre travaillé, une cartouche bien spéciale.Au moment où M. Paul soufflerait les bougies, je presserais sur une télécommande dissimulée dans mon veston et une gerbe d’étoiles étincelantes jaillirait du gâteau en même temps que de chaque table des quelques trois-cents convives, où la même cartouche serait dissimulée dans les arrangements floraux. C’était le clou de la soirée à la hauteur du personnage que nous voulions honorer et une finale inoubliable!»
Arrivé le jour J, nous voilà à table. On voit dans les yeux des convives scintiller des étoiles, la fête a commencé. Magie du champagne qui coulait à flots durant la réception qui précédait le repas, raffinement et succulence des amuse-bouche qui l’accompagnaient, moment de gloire pour beaucoup, le temps d’une photo avec M. Bocuse toujours souriant, chaleureux et accueillant; le ton est donné.
Monsieur Bocuse qui a été fait membre du Beaver Club reçoit la médaille traditionnelle
Assis à ma table je suis aux anges. Nous ne sommes qu’au début du repas et je pense à l’effet que fera notre fameux gâteau d’anniversaire que j’ai pu admirer en pâtisserie dans l’après-midi. Une merveille, croyez-moi, une incroyable œuvre d’art pâtissier, pièce montée en croque-en-bouche, fruit du travail d’orfèvre de notre Maestro et Grand Chef pâtissier Giovanni Ricciardi.La superbe création mesure 6 pieds de haut, comporte 7 niveaux, représentant chacun 10 ans dans la vie de M. Paul. Tous les étages sont décorés de jolies fleurs, de rubans et de mini castors en sucre travaillé comme du cristal. Une allusion au Beaver Club dont M. Bocuse vient d’être fait membre. Chaque étage est composé d’une multitude de profiteroles fourrées d’une délicate crème pâtissière et mariés ensemble à la nougatine. J’avais été averti quelques jours auparavant que le Consul de France à Montréal et son épouse dont c’était l’anniversaire le même soir, seraient parmi les convives. Par souci de courtoisie pour souligner l’évènement, j’avais averti le chef Ricciardi afin qu’il confectionne également un petit gâteau, à l’image de celui de M. Bocuse, qu’un maître d’hôtel présenterait à la dame, au même moment.Le dessert venait d’être servi, lorsque Charles Ploem, le légendaire Majordome et 1er Maitre d’ Hôtel du Beaver Club s’approche discrètement de ma table et me fait signe en souriant pour que rien n’attire l’attention des gens autour de moi. Je vois à son sourire qu’il est contrarié et prétextant une demande spéciale je me lève et lui emboîte le pas, pensant tout de suite au gâteau. Derrière un rideau dans une salle adjacente qui nous dissimule des convives je vois le Chef Pâtissier, le Chef exécutif et deux ou trois autres membres de la brigade affairés autour de notre gâteau. Dans sa montée vers l’étage du Grand Salon la pièce montée avait subi un choc, dû à un contrecoup du monte-charge. Le gâteau s’était fissuré dans sa structure en nougatine. «Nous essayons de colmater la fissure avec du sucre fondu». m’explique-t-on.Déjà les officiels avaient pris place sur la scène dans la grande salle et invitaient M. Bocuse à les rejoindre pour les allocutions de fin de soirée et la surprise qu’on veut lui faire pour souligner son anniversaire. Le temps presse et le moment est crucial. Les musiciens sont déjà alignés pour la fanfare, il ne reste qu’une ou 2 minutes avant qu’elle se mette en branle…Et voilà que la somptueuse pièce montée est prise d’un bref tremblement et s’effondre en mille morceaux, de son plus haut niveau à son plus bas, sous nos yeux stupéfaits et nos mines effarées. C’est la consternation générale parmi nous maisles officiels du Festival Montréal en Lumière sur scène ont déjà commencé à adresser leur hommage à Paul Bocuse. Ils n’ont aucune idée, pas plus que le public, de l’impensable drame qui se joue derrière le rideau et invitent la fanfare à entrer en salle. Pas le temps de trop réfléchir, je prends le joli gâteau, façon croque-en-bouche réservé à l’épouse du Consul de France, j’y transpose quelques bougies, et la cartouche à feu d’artifice, le remets au chef exécutif Alain Pignard, car le chef Giovanni Ricciardi avait trop de peine pour le porter, et leur fais emboîter le pas aux musiciens qui entrent en salle aux sons de « Bonne Fête ». Les invités se lèvent et applaudissent vivement la parade. Monsieur Paul est heureux et touché par cette surprise toute en musique et souffle les bougies tandis que je presse sur ma télécommande. Les étoiles jaillissent du gâteau et de toutes les tables simultanément; c’est l’euphorie générale. Des cœurs sont durement meurtris mais rien n’y parait et l’honneur est sauf! Ainsi va la vie dans la restauration. Comme disent les anglais « Never a dull moment ».
Épilogue.
Vous pouvez imaginer le chagrin, la douleur que pouvait éprouver celui que je considère comme le plus grand chef pâtissier de son époque à Montréal, à l’issue de ce véritable drame dans sa vie professionnelle. Heureusement, il avait fait une photo de son chef d’œuvre.Je rencontrai M. Paul chez lui à Collonges au Mont D’Or au mois de juin suivant et lui racontai toute l’histoire en lui présentant la photo de ce fameux gâteau d’anniversaire qu‘il n’avait jamais vu, à côté de son créateur. Il en fut très ému, admiratif, et impressionné par la magnifique création. C’est avec gratitude et une grande émotion qu’il dédicaça cette photo à l’intention du Maestro Pâtissier.»
Copyright Michel Busch
Merci Michel Busch, vous êtes un conteur hors pair!
Roger Huet
Chroniqueur
Président du Club des Joyeux
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