Jean Carignan, violoneux. Par Louis Bonneville
Jean Carignan, violoneux : un film capital sur la vie de ce musicien d’exception
L’ONF a récemment donné accès (dans sa grande collection en ligne) à un remarquable long-métrage (quasiment oublié) portant sur le phénoménal Jean Carignan… Il va sans dire que peu de documents audiovisuels témoignent du talent singulier de ce violoneux. Heureusement, ce moment de cinéma direct révèle l’esprit de l’homme, et ce, avec une grande précision et un véritable souci ethnomusicologique.
Ce film de 1975 — d’une haute importance historique — fut réalisé par Bernard Gosselin, sur pellicule 16 mm. Ce cinéaste est un élément majeur dans l’éclosion du renouveau du cinéma québécois des années soixante et soixante-dix. Du reste, sa carrière fut plutôt marquée par son travail colossal de directeur photo, notamment avec le réalisateur Pierre Perreault. On pense à certains films phares du cinéma direct : Le Règne du jour, Les Voitures d’eau et Un pays sans bon sens ! Pour ce portrait de Carignan, Gosselin reprend en quelque sorte la méthode de Perreault. Il traite son protagoniste en plein cœur de sa réalité populaire — avec les siens. Une sorte de laboratoire d’observation pour tenter de déchiffrer l’essence du caractère de son sujet, de mieux saisir l’artiste ! Gosselin a réussi en filmant une soirée familiale dans la résidence d’un cultivateur de Sainte-Agathe-de-Lotbinière, au moment de la célébration du soixante-dixième anniversaire du patriarche.
Ti-Jean Carignan est invité. Depuis un moment, il est le mentor musical de Paul Gosselin (le fils du fêté, alors âgé de trente-deux ans). Dans ce fascinant huis clos festif, où coulent à flots les spiritueux, on interprète — jusqu’au lever du jour — des reels, des gigues et des chansons à répondre dans une spontanéité sans réserve : une manifestation vivante du folklore québécois exposé sous tous ses angles… Cette soirée traditionnelle se déroule parallèlement à une autre trame plus classique. Cette volonté structurelle engendre une double série d’images exposant deux aspects — en interaction symbiotique — de la réalité de l’artiste : le quotidien et la dimension académique. Cette dernière est présentée dans un contexte d’entrevues avec l’historien Benoit Bernier et le cinéaste ethnographique Léo Plamondon.
Tous deux analysent le musicien dans un studio de l’Université du Québec à Trois-Rivières. D’ailleurs, le film débute justement sur ce plateau avec un plan serré sur Carignan. Le violoneux exécute un morceau écossais en simulant avec précision le son et le jeu d’une cornemuse. Au fil des pièces, Carignan s’ouvre verbalement sur son étonnant bagage musical. Bien que l’artiste avoue avoir un niveau d’instruction « très mince » et avoir de la peine à signer son propre nom, cela ne l’empêche en rien de posséder un savoir dense — une science — sur l’art du violoneux. Il s’explique d’ailleurs à cet égard avec un souci du détail aigu, tout en demeurant très humble en ce qui a trait à son propre talent. Il préfère rendre hommage à son mentor, Joseph Allard, qu’il compte parmi les quatre plus grands violoneux de l’histoire du folklore mondial. En effet, Allard a eu une influence capitale sur Carignan…
Signe du destin ? Au moment où la famille Carignan s’installe à Montréal, elle atterrit à « un quart de mille » de distance de chez Allard. C’est à l’âge de dix ans que Ti-Jean Carignan fait la rencontre de ce violoneux qui devient rapidement son maître. Tous les jours, il se rend chez lui pour percer le mystère des subtilités de son jeu et surtout de celles de son coup d’archet : la clé de la qualité de son exécution. Par ailleurs, Allard est une encyclopédie vivante de la musique traditionnelle celte, ce qui permet à Carignan d’assimiler un répertoire imposant, dont ceux des Irlandais Michael Coleman et James Morrison, ainsi que celui de l’écossais James Scott Skinner. Au cours de ces quatre années d’études approfondies avec Allard, le jeune prodige établit et parfait ses habiletés pour la suite de son parcours. En effet, il maintiendra intacte cette technique apprise en observant Allard durant toute sa carrière, convaincu — avec raison — qu’elle est parfaite et intouchable…
Ce film documentaire est essentiel pour la compréhension de cette page de la musique, car il donne la possibilité à Carignan de relater — enfin — son parcours en détail. Quant à la qualité de la trame narrative, elle revient à son réalisateur qui est parvenu à présenter Carignan dans sa quasi-entièreté : un humble violoneux ancré dans le peuple, tout comme un des plus grands virtuoses de son temps. Certes, les enregistrements sur disque de Carignan témoignent de son apport fondamental au patrimoine de la musique celtique occidentale, mais ce film demeure le portrait de cet artiste et de cet homme. Il ne serait pas surprenant que ce métrage aiguille la conception d’un possible biopic saisissant sur le parcours de cette vie épique — malheureusement remplie d’embûches… Car il n’est pas exagéré d’affirmer que Carignan est toujours en attente d’être reconnu à sa juste valeur : une des incontournables figures de l’Histoire d’un peuple — un héros national.