Dans l’expérience spirituelle, nous transcendons l’opposition entre l’activité et la passivité, le quantitatif et le qualitatif, l’externe et l’interne. Alors que l’extériorité fait appel au mental (qui recherche des idées claires et distinctes), l’intériorité engage en plus toutes les aspirations et émotions du sujet concret par rapport à ce qui se trouve devant la pensée. Alors que l’instant cartésien est une saisie des choses dans une unité intellectuelle grâce à une sorte d’intuition froide de leurs natures simples, l’instant kierkegaardien désigne plutôt la rencontre intense du temps et de l’éternité, et l’idée d’infini y est vécue comme angoisse. Les concepts ne sont jamais suffisants pour saisir « l’expérientiel » dans son intégralité. L’intériorité et l’extériorité ne sont que des signes le long du sentier qui pointe vers autre chose que la pensée et dont dépend la possibilité même de penser. C’est dans ce contexte, associé au thème de « l’intelligence du cœur », que je comprends ces propos énigmatiques de Victor Hugo : « C’est parce que l’intuition est surhumaine qu’il faut la croire ; c’est parce qu’elle est mystérieuse qu’il faut l’écouter ; c’est parce qu’elle semble obscure qu’elle est lumineuse. » L’Univers se traduit dans la quantité, mais il suppose aussi une unité qualitative. L’existence nous place devant des antinomies que la conscience peut surmonter intuitivement, car « à travers » le monde apparent, mystérieusement, le logos illumine les ténèbres. « Le logos est ce qui lie les phénomènes entre eux, en tant que phénomènes d’un univers Un, et ce qui lie le discours aux phénomènes … » (Kostas Axelos (1924-2010), philosophe, éditeur et traducteur français d’origine grecque). Intellectuellement, chaque chose se révèle par son absence possible ; c’est la puissance évocatrice de la différence. Le nom discrimine et le verbe fait sortir du chaos. L’esprit humain est la demeure du logos. Le silence de Dieu rend divines la parole et l’activité créatrice humaines, mais la « Vérité-Voie-Vie », inscrite dans l’âme, se rapporte à l’esprit et non à la lettre.
Selon Kant, ce que la pensée peut donner n’est toujours que de la pensée. Ainsi, au raisonnement selon lequel nous disons « du moment que je pense Dieu, Dieu existe », il faudrait compléter la phrase et dire « existe dans ma pensée ». S’écroule alors l’une des preuves classiques de l’existence de Dieu. La philosophie spirituelle considère ces « preuves » comme des expressions symboliques d’expériences spirituelles, leur conférant ainsi valeur de témoignages. Il y a un inévitable écart entre la pensée et la réalité comme telle. La réflexion est un retour autonomiste de l’esprit sur son activité propre pour remonter aux principes par « abstraction » (en abstrayant les particularités), mais l’expérience spirituelle implique une dimension de transcendance. Il y a un lien indissoluble entre le monde phénoménal et la réalité nouménale. Les récentes acquisitions de la physique disqualifient le vieil empirisme qui fait de l’expérience sensible l’origine de toute connaissance. Au plan existentiel, toutes les relations complexes et changeantes sont à la fois supprimées et conservées dans une sorte de senti en tension vers l’Un. La pluralité participe à l’unité, et celle-ci se laisse en quelque sorte participer par la pluralité. L’étonnement et la contemplation sont des expériences fondamentales favorisant une dilatation de la conscience. En nous libérant des limitations du mental, notre conscience primordiale se souvient par exemple des Idées du Beau, de la Justice et du Bien. En nous adonnant à une confiance qui fait foi, nous nous approchons de ce foyer vivant de la divine présence.
L’idée de Monde issue de la Grèce antique était associée à celle de Cosmos, où l’ordonnance était mise au premier plan par opposition au chaos. Mais, à la fin de la Renaissance, l’idée de Cosmos comme « ordre dans la beauté » est reléguée au second plan. Peu à peu, l’importance de la nature ne porta plus sur une communion directe avec elle, mais sur le désir de la connaître scientifiquement en vue de s’en rendre maître. La nature est devenue pour ainsi dire extérieure, comme s’il ne s’agissait que d’un mécanisme. Un Descartes, par exemple, voit l’Univers comme une étendue indéfinie. La vision physico-mathématique du réel fait apparaître une réalité qui est étrangère à la perception spontanée que nous en avons. L’idée de Monde associée à un ordre cosmique ne peut apparaître sans une union existentielle du sujet et de l’objet. Alors que notre conscience s’articule par des différenciations, nous sommes en relation avec une mystérieuse totalité. Chez Kierkegaard, l’existence finie se rapporte à Dieu infini, dans une rencontre du temporel et de l’éternel. Pour lui, l’instant est cet ambigu où le temps interrompt l’éternité, et/ou l’éternité pénètre le temps. À ses yeux, l’individu n’existe réellement que parce qu’il est en relation intense avec Dieu. Pour lui, ce n’est pas devant une multitude que nous sommes, mais devant des « uniques » qui ne sont uniques que par leur rapport avec l’unique absolu qui est Dieu. Fichte (1762-1814), sensible à l’effort de tout un chacun pour se dépasser, réunit la raison pratique et la raison pure en faisant valoir une activité créatrice qui projette sans cesse devant soi des fins nouvelles et des buts nouveaux. Après s’être penché sur le thème de l’égo transcendantal, Husserl (1859-1938) en vient à ce qu’il a appelé le sol antéprédicatif, c’est-à-dire à tout ce qui vient avant nos jugements et à partir de quoi nos jugements s’élaborent. Le jugement ne prend sa valeur que par un élément de non-jugement antérieur au jugement, qui est nécessairement autre chose qu’une conscience, celle-ci étant toujours conscience de quelque chose. Le monde est en nous comme nous sommes dans le monde. Il n’est pas qu’un ensemble de choses les unes à côté des autres, mais un environnement multidimensionnel et relationnel dans lequel les choses peuvent s’instancier.
Jaspers fait remarquer que l’universalité de la connaissance scientifique est limitée de plusieurs façons et sous plus d’un point de vue. D’abord, sa nécessité n’est jamais qu’hypothétique, car toute science repose ou sur des faits liés aux principes par induction (dont le lien logique peut être fort, mais jamais nécessaire) ou sur des postulats évidents (des principes qui paraissent incontestables, mais qui sont indémontrables). Il faut donc tenir hypothétiquement ces principes pour acquis pour que la science se développe avec une apparence de nécessité. Ce fut par exemple le cas de l’éther dont le rôle théorique fut naguère si important dans le développement de la physique et de la cosmologie. Aucune science n’est en mesure d’explorer intégralement son objet propre : il y a toujours un « reste » à découvrir. La possibilité même d’un progrès illimité de la science est la marque irrécusable de son caractère parcellaire et limitée. Aucune science ni aucun système scientifique ne peut saisir le monde comme totalité. Il est extrêmement difficile d’unifier les phénomènes, car le monde objectif présente des coupures : la matière, la vie, le psychisme et l’esprit constituent des sphères irréductibles les unes aux autres, qui demandent à être approchés à partir de points de vue différents. Si abstraite que soit la connaissance objective, pense encore Jaspers, elle n’en reste pas moins en dépendance d’un point de vue particulier. Aussi impersonnelle soit-elle, elle n’est pas infinie. Chaque savant peut se forger une certaine conception du monde, mais il serait absurde de prétendre adopter tous les points de vue possibles. Dans le domaine exclusif de l’objectivité et de l’immanence, il n’y a pas de système unique pour tout chercheur : chacun décrit un certain monde et non le monde. La complexité du monde phénoménal n’a de cesse d’étonner. Si le savoir était adéquat à la réalité dans sa totalité, rien ne resterait à chercher ; mais le savoir reste au contraire ouvert, comme une invitation à faire place à une autre quête. Se limiter aux connaissances objectives, c’est séparer la connaissance et la vie concrète du sujet. Dans l’activité créatrice, l’effort immanent et l’ouverture au transcendant se conjuguent. Le monde n’est pas fermé sur lui-même, mais imbriqué dans un autre plan du réel qui l’englobe et le pénètre de toutes parts. Plus qu’une subjectivité arbitraire, nos perceptions sont en partie le fruit d’une imagination créatrice en relation multidimensionnelle. Par exemple, l’expérience de la beauté, fût-elle provoquée par ceci ou par cela, est, pour qui la vit, un événement intérieur fondamental qui engage une présence et une puissance mystérieuses.
Unamuno (1864-1936) disait que ce qu’il y a de mauvais dans le « Discours de la Méthode », ce n’est pas que Descartes commence par vouloir douter de tout, mais qu’il cesse d’être lui-même, d’être un homme en chair et en os, pour devenir un pur penseur, c’est-à-dire une abstraction. Par quel égarement, se demande l’auteur du « Sentiment tragique de la vie », en sommes-nous venus à douter de notre propre existence alors que c’est la seule chose qui soit dans notre expérience immédiate, ou encore à nous considérer nous-mêmes comme des objets ne pouvant être connus qu’indirectement et à travers des intermédiaires ? Il est vrai que l’autoconscience (la conscience de soi sans référence à des objets) est une conscience primordiale qui ne peut être parfaitement décrite ni définie, un peu comme si on voulait soulever une chaise alors qu’on est debout dessus. Il est aussi vrai que, au regard de l’immensité de l’Univers, il peut sembler insoutenable de considérer l’être humain comme le but qualitatif de la création, ou même de lui accorder quelque importance. Ne sommes-nous pas des animaux sur une planète en sursis qui tourne autour de l’un des milliards d’étoiles de la Voie lactée, celle-ci étant l’une parmi les 2,000 milliards d’autres galaxies comportant au moins 10,000 milliards de milliards d’étoiles ? Rien d’étonnant que les philosophes aient pu défendre avec un égal bonheur d’argumentation autant l’idée de notre humble origine organique que celle de notre origine divine, autant la thèse d’un déterminisme radical que celle de la liberté créatrice. Il faut dire que les concepts, les raisonnements et l’accumulation des savoirs ne sont pas la source profonde de la confiance et de la force, ces dernières étant plutôt l’effet d’un don, d’une pure donation que j’appellerais volontiers la grâce si ce n’eut été de l’instrumentalisation de ce mot par certaines religions. Personne ne sait scientifiquement ce qu’il y a après la mort, mais l’aspiration à la vie éternelle est un mouvement de l’âme qui transcende l’instinct de conservation et qui, associée à la confiance, peut contribuer à surmonter une peur handicapante de la mort. Si l’Univers peut être pensé comme Totalité, le temps comme « image mobile de l’Éternité » (Platon) et l’immensité comme image visible de l’Infini, c’est parce que ces Idées habitent notre âme, dont tantôt nous nous souvenons et tantôt oublions. Notre âme ne nous permet pas de nous souvenir du détail de nos vies antérieures, mais elle garde la trace de son origine, dont nous avons obscurément la nostalgie. Douter de la force créatrice humaine, c’est s’aliéner aux apparences, c’est étouffer l’énergie spirituelle par manque de confiance. Un foyer lumineux est au-dedans de nous, comme un flambeau universel, et la liberté créatrice s’accomplit par participation à de mystérieuses énergies. Combien touchants, remarque Berdiaeff en considérant notre situation dans l’univers et notre condition tragique, sont les efforts de l’esprit humain pour se frayer un passage vers la lumière.
Robert Clavet LaMetropole.Com