Hommage à Christian Bobin. Par Ricardo Langlois
« Je me tenais tout le temps à côté du monde
Du côté muet de la vie. » (1)
Comment trouver les bons mots pour dire à quelqu’un qu’il m’a transformé. Comme une joie lente, endormie dans la chair de brume, éveillée dans le plus beau sommeil des mots. Ça passe doucement par le cœur. Avec des yeux de petit garçon. Des mots qui évoquent l’amour, l’espoir. L’arme secrète : la chair des mots du cœur. Tu m’arraches à moi-même.
Je me souviens vaguement, j’avais lu des passages de « Souveraineté du vide » (2) dans une petite librairie d’occasion. Quelqu’un m’avait parlé de toi, je travaillais, à cette époque, à la chapelle Notre-Dame-de-Lourdes. Je n’avais pas terminé mes études. J’ai acheté le livre et je l’ai lu doucement, tranquillement. Je me suis abandonné comme un enfant qui voit tomber la neige du ciel. Des petites phrases qui dansent. Des dés d’ombre sur une page de Lumière. Œuvre de chair. Je suis témoin d’une transfiguration lente.
Tu es ancré dans mon cœur
« Du temps passe. Le temps passe. Je ne fais rien, voyez: j’écris cette lettre et puis je cesse de l’écrire et puis je la reprends. Je me promène beaucoup. Je vais marcher sur Dieu dans le sous-bois, dans cette lumière étrange des sous-bois. » (p. 22) Toutes mes années de jeunesse, dans les bois de Mirabel, ça ressemblait à ça. J’avais besoin de me recentrer. Juste quelques lignes plus loin : « Cherchant je ne sais quoi. Cherchant. N’ayant besoin, pour vivre, que d’une poignée de mots et que d’une poignée équivalente de silence. »(Idem)
Monsieur Bobin est ancré dans mon cœur. Au plus profond. Des semaines à comprendre ce qui était caché en moi. Travailler dans une église ne répondait pas à toutes mes questions. « Souveraineté du vide » (lu pour la première fois en 1997) a ouvert en moi le bonheur, l’impossible, cette solitude pour ralentir le temps fou. Le temps rapace. Souvent, je me réveillais la nuit pour comprendre pourquoi je pleurais. Et, puis, déguisé en bonheur, tu es entré dans ma vie. Tu as tout prévu pour moi. L’amour carbure. L’amour commence. « Il est partout dans une chambre, comme dans une forêt, comme au fond de la mer. » (p. 31) Peut-être qu’inconsciemment le poème de « Mille soleils : Aime-moi jusqu’à la fin, jusqu’à la danse » (3) est un hymne à la vie, à l’éternité. Une autre phrase qui décrit bien ce que je suis : « La vie comme elle va, oisive, éternelle. Des heures d’oisiveté pour une seconde d’or, d’écriture. » (p. 39)
Sortir de l’enfance
Sortir de l’enfance me paraissait insupportable. Ma faim d’ogre pour l’ange dans la nuit. En lisant « Une saison en enfer » de Rimbaud (4) en secondaire 5, j’avais souligné de nombreux passages. Celui-ci en particulier : « J’ai essayé d’inventer de nouvelles fleurs, de nouveaux astres, de nouvelles chairs, de nouvelles langues. J’ai cru acquérir des pouvoirs surnaturels. » ou cette phrase énigmatique : « posséder la vérité dans une âme et un corps. » (idem). Bobin dit quelque chose qui me définit bien. « Il y a ces deux choses en nous : l’amour et la solitude. » (p. 59) Même en amour, j’ai toujours eu ce besoin constant de me retirer. Il écrit avec les mots justes : « l’amour et la solitude est une seule chambre. » (Idem).
Ce livre a été mon premier guide avant d’entrer dans les années 2000. J’ai passé beaucoup de temps avec mon ami le poète Jean-Marc Fréchette (1943-2020). Il m’a appris beaucoup sur la spiritualité. Il a vécu aux Indes. Il a habité dans un grenier en France. Il était proche d’Anne Hébert. Il m’a dit un jour que j’avais un don. Celui de l’étonnement. Il ajoute ceci : « en écrivant, tu effaceras les blessures de l’enfance, tu retrouveras le vaisseau d’or. Prier, c’est aussi être reconnaissant. » (5)
La lumière du monde
Ce livre est sorti en 2003. Je vous propose un long extrait. Il s’agit d’entrevues avec l’auteur par Lydie Dattas. Il rend hommage à sa manière à Emily Dickinson et Rimbaud, Thérèse de Lisieux. « Aimer quelqu’un, c’est le lire. C’est savoir lire toutes les phrases qui sont dans le cœur de l’autre, et en lisant le délivrer. C’est déplier son cœur comme un parchemin et le lire à haute voix, comme si chacun était à lui-même un livre écrit dans une langue étrangère. Il y a plus de texte écrit sur un visage que dans un volume de la Pléiade et, quand je regarde un visage, j’essaie de tout lire, même les notes en bas de page. Je pénètre dans les visages comme on s’enfonce dans un brouillard, jusqu’à ce que le paysage s’éclaire dans ses moindres détails. Nos propres actes nous restent indéchiffrables ; C’est peut-être pourquoi les enfants aiment tant qu’on leur raconte sans fin tel épisode de leur enfance. Lire ainsi l’autre, c’est favoriser sa respiration, c’est-à-dire le faire exister. Peut-être que les fous sont des gens que personne n’a jamais lus, rendus furieux de contenir des phrases qu’aucun regard n’a jamais parcourues. Ils sont comme des livres fermés. Une mère lit dans les yeux de son enfant avant même qu’il sache s’exprimer. Il suffit d’avoir été regardé par un nouveau-né pour savoir que le petit d’homme sait tout de suite lire. Il est même comme les grands lecteurs : il dévore le visage de l’autre.
On lit en quelqu’un comme dans un livre, et ce livre s’éclaire d’être lu et vient nous éclairer en retour, comme ce que fait pour un lecteur une très belle page d’un livre rare. Quand un livre n’est pas lu, c’est comme s’il n’avait jamais existé. Ce qui peut se passer de plus terrible entre deux personnes qui s’aiment, c’est que l’une des deux pense qu’elle a tout lu de l’autre et s’éloigne, d’autant qu’en lisant on écrit au fur et à mesure et dont les phrases peuvent s’enrichir avec le temps. Le cœur n’est achevé et fait que quand il est fracturé par la mort. Jusqu’au dernier moment, le contenu du livre peut être changé. On n’a pas la pleine lecture de ce qu’on lit tant que l’autre est vivant. Dieu serait le seul lecteur parfait, celui qui donne à cette lecture tout son sens. Mais la plupart du temps, la lecture de l’autre reste très superficielle et on ne se parle pas vraiment. Peut-être que chacun de nous est comme une maison avec beaucoup de fenêtres. On peut appeler de l’extérieur et une fenêtre ou deux vont s’éclairer mais pas toutes. Et parfois, exceptionnellement, on va frapper partout et ça va s’éclairer partout, mais ça, c’est extrêmement rare. Quand la vérité éclaire partout, c’est l’amour. » (6)
Le Très-Bas
« L’enfant partit avec l’ange et le chien suivit derrière. Cette phrase convient merveilleusement à François d’Assise. On sait de lui peu de choses et c’est tant mieux. Ce qu’on sait de quelqu’un empêche de le connaître. Ce qu’on en dit, en croyant savoir ce qu’on dit, rend difficile de le voir. On dit par exemple : Saint-François-d’Assise. On le dit en somnambule, sans sortir du sommeil de la langue. On ne dit pas, on laisse dire. On laisse les mots venir, ils viennent dans un ordre qui n’est pas le nôtre, qui est l’ordre du mensonge, de la mort, de la vie en société. Très peu de vraies paroles s’échangent chaque jour, vraiment très peu. Peut-être ne tombe-t-on amoureux que pour enfin commencer à parler. Peut-être n’ouvre-t-on un livre que pour enfin commencer à entendre. L’enfant partit avec l’ange et le chien suivit derrière. » (7)
C’est vrai, lire la Bible est un défi surtout l’Ancien Testament. Pendant les années de grande noirceur, la Bible était devenue la seule référence pour le peuple québécois. Duplessis maintenait le peuple dans l’ignorance et la peur. Les Québécois ont perdu la foi et c’est compréhensible. Dieu est amour. François d’Assise a tout donné et tout parié sur la Parole de Dieu. Bobin a trouvé une formule : « Le Très-Bas, jamais celle du Très-Haut. Il sait bien qu’il n’y a qu’un seul Dieu. » (p.80)
Une sorte de conclusion
Dans « Louise Amour » (8), cette phrase résume bien qui était Bobin le solitaire, celui qui reconnaît la beauté de l’erreur, celui qui avance dans la cathédrale secrète de l’âme. « Je me fis un capuchon de papier-livres que je rabattis sur ma tête et, assis sur une marche d’escalier ou allongé sur un lit, je lus pendant des années, cherchant sans impatience le ciel, les anges ou même les morts : tout sauf le monde. » (p.16)
Christian Bobin est né en 1951 au Creusot. Il a écrit une trentaine de livres. J’en possède 23. Il a reçu le prix d’Académie 2016 pour l’ensemble de son œuvre. Il est décédé d’une longue maladie le 24 novembre 2022. J’ai été deux jours complètement démoli intérieurement.
Notes