Julie de Belle, poète en équilibre

Une femme nommée Julie de Belle tenant un livre devant un micro. Une femme nommée Julie de Belle tenant un livre devant un micro.
Julie de Belle, poète en équilibre.  Par Marie Desjardins
Julie de Belle vient de publier In the Belly of the fish, le récit de son expérience en enseignement dans une réserve crie de la baie d’Hudson. Il lui a fallu vingt-sept ans avant de se décider à relater cet épisode de son existence hors du commun; vingt-sept ans avant d’être tout simplement capable de se replonger dans le souvenir de ces mois à la fois souffrants et nourrissants. Une petite centaine de pages aussi captivantes que le sujet lui-même, poétique s’il en faut : en 1995, Julie de Belle rêve d’un monde meilleur et imagine le trouver dans le Grand Nord en pleine réserve amérindienne auprès d’un peuple idyllique. Elle sera aussi désillusionnée que bouleversée.

Mais Julie la poète fera une œuvre d’art de cette période d’une inoubliable intensité, un récit au rythme enlevé, au ton parfaitement juste, aux réflexions qui vont droit au cœur et qui en appellent à la paix. Elle revient toujours à ça, Julie, à la paix. Et à l’harmonie, ce mot hélas galvaudé jusqu’à la lie.

Mais qui est-elle donc? Car personne ou presque ne connaît la couverture de In the Belly of the fish qui mériterait, ne serait-ce que par la pertinence et l’actualité de son propos, de barricader les vitrines des librairies, même si la plupart d’entre elles ne sont plus que de grandes surfaces où l’on achète des tisanes et des tasses pour les boire. Là n’est pas le propos; là est peut-être tout le propos : comme beaucoup d’auteurs à part, talentueux, entiers, sans concession, par conséquent inclassables et dès lors privés d’éditeurs, Julie de Belle publie à l’occasion sur Amazon. Il faut donc fouiller pour la trouver, comme on le fait d’une aiguille dans une botte de foin, ou mieux encore, d’une perle.

Née à Ottawa, résidant au Québec, fille de Canadiens français, Julie Hamel, devenue de Belle après son mariage à un Canadien anglais, vit tant en anglais qu’en français, maniant les mots des deux langues tout comme leurs sonorités avec une même aisance et une indéniable originalité. Chez elle, pas de frontières entre deux dites cultures, pas de catégorisation ni de jugement. C’est une richesse que de se mouvoir dans un tel univers lexical, dans diverses façons de voir et de ressentir les choses, d’incarner cette double appartenance à laquelle s’ajoute l’ouverture sur le monde et la capacité d’émerveillement. Julie de Belle n’est pas en guerre, mais en paix. Dans In the Belly of the Fish, elle regrette avec raison qu’au Canada, on n’enseigne officiellement aucune langue amérindienne dans les écoles, et que, par conséquent, ce trésor soit relégué au folklore. Dans un pays prétendument multiculturaliste, il aurait été intéressant, d’abord, de se pencher sur les richesses naturelles.

Malgré son talent, Julie de Belle ne cherche pas à se mettre en avant. Cela explique en partie qu’elle ait refusé l’invitation de participer à la popularissime émission Tout le monde en parle au moment de la parution d’Ensaigner au Québec, les dessous de l’éducation, le récit cru de son parcours de trente ans en tant qu’institutrice et prof dans lequel elle révéla ce qui couramment se tait – corruption, mesquinerie, faute – autant d’ingrédients de la vraie soupe du monde de l’éducation. Essai risqué, mais utile. La poète hait la langue de bois et fait dans l’intégrité. Toujours. Redoutant sa propre force, surtout celle de ses convictions quand il s’agit de les exprimer à haute voix, Julie, par ailleurs tendre comme la petite fille aux allumettes, a préféré ne pas aller argumenter avec le sacrosaint bonze du Québec au sujet de son parcours au primaire, secondaire, cégep, réserve amérindienne puis en Chine où, pendant un an, elle a servi sa cause la plus chère : l’apprentissage. On peut aussi appeler cela l’instruction, l’art, la communication, l’expression, la poésie, car Julie de Belle fait tout poétiquement. Nul besoin, dès lors, de se pointer sur le plateau de la vulgaire arène. Et tant pis pour les ventes du bouquin. Chacun sa rue : Julie de Belle préfère les sentiers fleuris aux autoroutes stériles; la finesse au burlesque.

Pour découvrir les nombreuses cordes de l’arc de cette poète, essayiste et traductrice, la bonne idée est de se procurer ses divers titres, tout simplement en googlant le nom Julie de Belle, et alors découvrir les délicieuses images et rimes subtiles dHérode le malcommode et autres contes de l’île de Belle, de Lionnesse poésie osée, ou encore de 2Faces, de China Suite et de bien d’autres encore dans des revues comme Le Passeur, Carquois et même Le Bel Âge.

Les êtres très sensibles sont souvent découragés devant la méchanceté et l’égoïsme du monde. Cela arrive à intervalles réguliers à Julie. Le Cessna s’immobilise alors devant le 747. Et puis, soudainement, le vent souffle, on ne l’attendait pas, et la poète retourne en piste. Chez elle, la fantaisie, la créativité et l’innovation sont toujours aux premières loges. Poète vivante parce qu’elle agit, et qu’elle respire même dans le noir. Elle produit Insularis, un récital de poésie théâtrale pour le 350e anniversaire de LÎle-Perrot, donne des ateliers à la Maison Félix-Leclerc et monte une pièce avec de jeunes aspirants comédiens.

Longtemps Julie a été clown et excelle dans l’art du spoken word. Ainsi, lorsque, en 2015, dans la région de Vaudreuil-Soulanges, elle crée Kafe Poe, un micro ouvert, les gens savent à qui ils auront affaire : une bombe d’énergie rassembleuse orchestrant des réunions chaque fois réussies de poètes locaux. C’est souvent dans les petits pots qu’on trouve les bons onguents. Rien de plus vrai concernant ces soirées, où la réflexion, le talent et la nonprétention s’entendent à merveille, sans subvention. Sans doute est-ce la clé.

Julie a été élevée à la dure, c’est ainsi qu’on apprend, et peu importe les séquelles qu’elle a longtemps portées. Son père, Réginald Hamel, un des professeurs les plus intéressants de l’Université de Montréal, biographe et historien, spécialiste d’Alexandre Dumas, de la Louisiane et autres sujets, faisait également dans la rédaction de dictionnaires d’auteurs. Rien que cela. Sans ces massifs ouvrages de référence, parmi les seuls au Québec, les lettres d’ici seraient bien en peine. Bien entendu, depuis sa disparition, plus personne n’évoque ce bourreau de travail qui, si sa fille tentait de défendre son point, lui disait, beuglant : « Qu’est-ce que tu en sais? As-tu écrit des livres? As-tu obtenu des doctorats? » Il ne croyait pas si bien dire, ou si bien enseigner, en dépit du mal qu’il infligeait à celle que, fièrement, il appelait La Julie.

Comme il avait raison. Il n’y en a qu’une, de Julie, qui a marché dans les traces du père tout en créant les siennes en se tenant bien droite, en avançant, creusant le sillon sans gros sabots, la boue plein les jambes et parfois rencontrant un petit chemin sablonneux où il fait bon poser les pieds. Julie de Belle, ça rime avec maternel. Elle ouvre les bras, accueille, fit connaître à son père des poètes inconnus mais méritants qui s’inscrivirent alors dans ses dictionnaires. Julie mère des bons et des méchants qui, sur le site de Kafe Poe, fait l’apologie de ceux qui bossent en poésie, les grands de ce monde comme les petits, les financés comme les oubliés. Des vivantes comme elle, il s’en fait peu. Des poètes en équilibre comme elle, de moins en moins.

Simply amazing.

Julie de Belle, In the Belly of the Fish, Teaching up North on a reservation, Amazon Publishing Hub.

Poésie Trois-RivièreLe Pois Penché

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.