Les peintres de la côte du Beaver Hall – les femmes d’abord

Les peintres de la côte du Beaver Hall – les femmes d’abord est un tableau captivant mettant en scène deux femmes élégamment assises en rangée. Les peintres de la côte du Beaver Hall – les femmes d’abord est un tableau captivant mettant en scène deux femmes élégamment assises en rangée.
Les peintres de la côte du Beaver Hall – les femmes d’abord.  Par Marie Desjardins
Dans les années 1920, Montréal, une des métropoles de l’Empire britannique, se distinguait par ses collèges, ses théâtres, ses universités. Les riches familles anglaises évoluaient dans un climat de progrès, de raffinement, de savoir et de culture. Si beaucoup d’entre elles séjournaient régulièrement au Royaume-Uni, retrouvaient des parents à New York ou à Boston, ou encore voyageaient dans l’Ouest, elles revenaient chez elles, à Montréal. La ville, en ce temps, vibrait de toutes ces influences; c’était un terreau, dense, où la création ne demandait qu’à vivre.
Cependant, dans cette société instruite et diligente, les femmes évoluaient à l’intérieur de leurs frontières – maisons, couvents, hôpitaux, établissements d’enseignement – et ne pouvaient s’épanouir que discrètement. La mode anglaise, marquée par l’ère victorienne, n’aimait guère les revendications criardes et vulgaires. Les femmes pensaient, lisaient, écrivaient, certes, mais s’exprimaient en gardant le cap sur la rigueur et la dignité, même lorsqu’il s’agissait de s’affirmer pour obtenir justice. Elles faisaient plus dans les relations épistolaires que dans la littérature, jouaient du piano, du violon, de la harpe, mais rarement sur scène. Lorsqu’elles s’adonnaient à l’art, elles privilégiaient l’aquarelle et non l’huile. Dans tous les cas, si elles manifestaient un véritable besoin de créer, on ne les écoutait pas, ou peu. Quant à celles qui sortaient des sentiers battus en insistant pour étudier à l’Art Association of Montreal (AAM), dirigée par William Brymer, on les méprisait presque. L’ancêtre du Musée des beaux-arts était la seule école, ou quasiment, à accepter les femmes.
Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la gent féminine de la bourgeoisie, bien policée, semble marcher dans les rangs et se plier aux idées reçues. S’il est de grandes artistes parmi ces femmes, personne, sauf les artistes eux-mêmes, ne s’en soucie. Les grands peintres sont de toute évidence ailleurs. S’il en existe au Canada, ce sont bien entendu des hommes. Cependant, à Montréal même, des siècles de pratique du dessin ont empreint l’âme de bien des femmes avides de s’imposer pour ce qu’elles sont : des créatrices.
Dès 1920, alors que se forme, à Toronto, le célèbre Groupe des Sept, une aventure picturale de même envergure naît dans le centre-ville de Montréal. Le talent s’est donné rendez-vous au 305 de la côte du Beaver Hall. Dans l’immeuble de trois étages, des artistes louent des studios. Des hommes, mais également des femmes. Elles n’ont rien de commun avec des peintres du dimanche, ou avec des épouses désœuvrées cherchant un sens à leurs après-midi. Ces femmes – elles seront dix – sont des peintres dans l’âme, mais également de l’âme. Si elles ne pouvaient exercer leur art, elles en mourraient. Ainsi, confinées dans ces petits appartements mal chauffés, elles vouent leur existence à la toile : Prudence Heward, Nora Collyer, Emily Coonan, Mabel Lockerby, Mabel May, Kathleen Morris, Lilias Torrance Newton, Sarah Robertson, Anne Savage, Ethel Seath. Leurs œuvres méritent de faire le tour du monde.
En janvier 1921, c’est l’explosion. Les peintres de la côte du Beaver Hall font un vernissage. Dix-neuf artistes, ainsi que le précise Barbara Meadowcroft dans son ouvrage intitulé The Beaver Hall Women Painters. Ce happening, c’est l’apogée d’années de travail quasi clandestin. Les quelques privilégiés sachant reconnaître le vrai talent, l’éclair de génie et surtout la marque de la modernité, sont sidérés. Dans La Gazette et La Presse, Sybil Robertson en témoigne. Les admirateurs sont ravis. Les mauvaises langues et les détracteurs se taisent. Car, auprès de ces femmes, des hommes exposent également leurs œuvres, et non les moindres. Randolph Newton et A.Y Jackson, participants de la première exposition du Groupe des Sept, mais aussi Adrien Hébert et nul autre que l’immense Edwin Holgate. 
Dehors, le vent siffle. Des rafales de neige scintillante virevoltent comme autant de feux follets. La côte est glissante. Les voitures avancent prudemment, et ralentissent devant la vitrine, étrangement illuminée. Que se passe-t-il dans cet immeuble? Une page d’Histoire… Le cocktail bat son plein. Le ton monte, enthousiaste. La fébrilité est palpable. Les femmes, vêtues de robes fluides et très décolletées, trinquent au succès. Il ne durera pas.
L’étape suivant cette première réussite est un naufrage, tout simplement. Le groupe doit se disloquer. Une question d’argent, comme toujours. L’art ne paye pas, ou bien rarement. Or les frais n’attendent pas, il faut payer le loyer des ateliers. Les peintres qui s’étaient soudées entre ces murs resteront néanmoins liées, vivant entre elles la traversée du désert. Un désert de silence sur leur œuvre, sur elles-mêmes, sur leur volonté acharnée de s’unir pour exister, et continuer. La douleur de créer pour personne, en ce temps où le grand public ne considérait pas le travail d’une femme peintre, durera une trentaine d’années. C’est un ensevelissement, comme pour Camille Claudel, qui, en ces années mêmes, est enfermée, non pas dans le mépris et l’indifférence, mais dans un asile, un vrai – interdite de création.
Au moins, les artistes du Beaver Hall sont libres, et soutenues par quelques hommes peintres et galeristes qui savent, eux, que ces femmes sont les modernes de leur temps. Au cours de ces longues années, elles s’encouragent, exposent à l’occasion et sollicitent des conseils les unes des autres. Chacune d’elle, profondément engagée, souhaite innover. Chacune d’elle, à sa façon, explore l’abstrait, le cubisme, l’impressionnisme, instituant sa propre modernité dans des portraits, des paysages, des personnages, des natures mortes et de nombreuses scènes urbaines. Ces artistes ne ressemblent à personne. Elles sont uniques, mais servent la même cause : sortir des normes, pour plutôt exprimer l’émotion. En 1933, ces pionnières fondent le Canadian Group of Painters. Mais qui étaient-elles donc?
La plus âgée, Ethel Seath, est née en 1879. Les plus jeunes, Lilias Torrance Newton et Anne Savage, en 1896. Toutes ont étudié et exposé à l’AAM, jusqu’à ce que leur élan créatif soit interrompu par la Première Guerre mondiale. Kathleen Morris travaille au sein du régiment Black Watch. Prudence Heward, en dépit de son asthme et de sa santé précaire, sert en Angleterre pour la Croix-Rouge, avec sa mère et ses sœurs, non loin de ses frères au combat. Même chose pour Lilias Torrance Newton qui, en Grande-Bretagne, perd un frère, mais gagne un professeur. À Londres, en effet, elle étudie avec Alfred Wolmark. Enfin, Anne Savage y vit le deuil de son frère jumeau. Cette tragédie décuplera son désir de réussir. Professeur doué à la Baron Byng School, elle développera des techniques d’apprentissage révolutionnaires basées sur la créativité des enfants. Enfin, Mabel May reçoit une somme du programme Canada at War pour peindre des femmes travaillant dans des usines de munitions. Toutes ces artistes demeureront célibataires, sauf Lilias Torrance Newton, qui connaîtra une union malheureuse. 
Certaines ont étudié à l’étranger. Lilias Torrance Newton expose au Salon de Paris en 1923 et y reçoit une mention honorable. En 1957, portraitiste reconnue, elle peint celui de la reine Elisabeth II. Pendant de longues années, avec Edwin Holgate, elle enseigne à l’AAM. Ce ne sera pas chose facile pour cette mère de famille abandonnée par son mari. Ethel Seath, illustratrice au Montreal Witness et au Montreal Star, étudie aux États-Unis avec Charles Hawthorne. Pendant quarante-cinq ans, elle enseignera à l’école The Study, tapissant l’établissement de ses créations. Sarah Robertson, meilleure amie de Prudence Heward, gagne des bourses de la Women Art Society et peint aux Bermudes. Pauvre, malade, et s’occupant de sa mère, il lui faudra néanmoins gagner durement sa vie pour continuer d’exercer son art. Étudiant en France avec Emily Coonan, Mabel May s’éprend des impressionnistes. En 1950, la Dominion Gallery exposera plus d’une centaine d’œuvres de cette artiste prolifique. Emily Coonan ne connaîtra pas le même accueil. Ses œuvres puissantes et d’avant-garde seront sévèrement critiquées à Montréal avant d’être reconnues. Après la guerre, elle perfectionnera l’art du paysage en Italie. Très refermée sur elle-même, elle se tiendra loin des honneurs et vivra presque en recluse dès 1930. 
Trente années de travail dans l’ombre, autant dire une vie entière. Ces femmes dureront, malgré les aléas. En 1964, enfin, grâce à l’initiative de la galerie Klinkhoff, rue Sherbrooke Ouest, les tableaux de Nora Collyer émergent de l’oubli. Deux ans plus tard, la galerie nationale organise une rétrospective du travail des femmes de la Côte du Beaver Hall. Cependant, c’est à la galerie Klinkhoff que revient le véritable mérite d’avoir fait en sorte que ces artistes aient, chacune, une reconnaissance particulière. En 1976, on y expose 55 tableaux de Kathleen Morris. Depuis des années, la peintre de 83 ans avait perdu tout espoir que son travail fût un jour découvert. En 1980, c’est une rétrospective Prudence Heward. En 1987, 50 œuvres d’Ethel Seath sont présentées. 
Depuis, grâce à cette volonté des galeries, des musées et du gouvernement, les artistes de la côte du Beaver Hall ont leur juste place dans l’histoire de l’art au Canada. En 2010, un timbre fut consacré à un tableau de Prudence Heward : Au théâtre (1928) se retrouva sur toutes les enveloppes du pays et traversa les océans. Deux femmes, vues de dos, chignons stricts, robes de soirée des années du charleston, sont assises dans des fauteuils de velours rouge. L’une, de profil, lit le programme, l’autre fixe la scène dans l’attente du lever du rideau. La touche est colorée et moderne – une étrange sobriété. Ces femmes, dos et cous nus, à portée de mains, évoquent pourtant la force de l’esprit, l’intelligence et le sérieux. Paradoxe? Art… Prudence Heward, peintre canadienne, comme toutes celles de la Côte du Beaver Hall, a témoigné de sa société en saisissant sur le vif les femmes de son univers, immortalisant leur secret et cristallisant leur époque pour les générations futures. Des Joconde en leur genre. 
Remarquable et poignant.

Photo principale :  Au théâtre (1928).  En 2010, un timbre fut consacré à ce tableau de Prudence Heward 
Poésie Trois-RivièreMains Libres

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.