La mémoire du corps

Un homme et une femme exécutant des danses contemporaines se déplacent devant une porte. Un homme et une femme exécutant des danses contemporaines se déplacent devant une porte.
Il faut oser proposer aujourd’hui un spectacle de danse – théâtre ( ou bien est-ce un spectacle de théâtre -danse ? ), un spectacle où la danse illustre un propos dit sur scène par un comédien qui raconte une histoire. On le faisait plus volontiers il y a cinquante ans, puis plus du tout, jusqu’au retour sporadique de la narration il y a quelque quinze ans.

Il faut oser également proposer un spectacle de célébration ( 50 ans tout de même ! ) qui ne soit pas délibérément festif, optimiste, voire joyeux, mais au contraire mélancolique, clair-obscur sinon grave. Oser, cela suppose une signature d’audace, un parti pris de liberté et d’authenticité sans que ce soit forcément, comme on l’imagine trop vite, tape-à-l’œil. Les BJM et Danse Danse ont eu cette audace. On plonge dans ce spectacle caractérisé par un bel équilibre entre théâtre, danse, chanson, vidéos, entre poésie, rêverie, tristesse, comme dans un parcours intérieur, une méditation nostalgique auxquels nul ne peut se dire indifférent.

Après le succès international de Dance me consacré au répertoire de Leonard Cohen, le metteur en scène Éric Jean (ancien directeur du théâtre de Quat’sous à Montréal) revient avec Vanishing Melodies, œuvre basée cette fois sur les chansons de Patrick Watson, mélodiste et chanteur montréalais à la voix si spéciale et aux textes si poétiques. Il y raconte l’histoire d’une femme, jeune, trop jeune pour souffrir d’Alzheimer, et pourtant c’est le diagnostic qui lui est fait au début du spectacle. Dès lors, pendant soixante-quinze minutes, la pièce évoque, plus qu’elle ne raconte, les souvenirs de cette femme dont la mémoire cognitive s’effiloche et se fragmente jusqu’à ce que ne demeure plus que la mémoire sensitive, sensorielle et sensuelle : images de l’enfance, de la forêt, de l’eau, des amours. Des amours surtout, rencontres, ruptures, goût de la sueur et de la salive des moments intimes, un goût indélébile sur lequel se clôt la pièce et dont l’impact est présenté en soi comme définitif, éternel.

Sur une dramaturgie de Pascal Chevarie et un remarquable univers vidéographique de Julien Blais, de trame sonore est constituée d’une vingtaine de chansons de Patrick Watson, voix masculine que vient équilibrer celle de la comédienne Brigitte Saint-Aubin présente sur scène au côté des quatorze danseurs de la troupe des BJM. La trame chorégraphique est signée par deux chorégraphes, Anne Plamondon et Juliano Nunes, qui ont su subtilement et brillamment utiliser le talent et l’éclectisme des interprètes, sept femmes et sept hommes, qui sont autant d’individus de tailles, de morphologies, d’origines, de maintiens très différents et d’autant plus complémentaires.

On ne peut parler de cet inattendu et audacieux spectacle anniversaire sans évoquer Louis Robitaille qui fut le directeur artistique des BJM de 1998 à 2020, deux décennies au fil desquelles il a complètement réorienté la compagnie vers des langages chorégraphiques plus contemporains, plus variés, plus internationaux aussi. Vanishing Melodies restera aussi comme l’un des derniers spectacles qu’il aura initiés avant de céder la place à la nouvelle directrice artistique Alexandra Damiani qui lui a succédé au printemps 2021. Il peut être fier de la qualité de la troupe qui est l’aspect que l’on retient le plus de ce spectacle qui salue à la fois cinquante ans d’existence des BJM et leur entrée dans une ère nouvelle.

Un beau, sombre et intense spectacle charnière donc, où on ne peut s’empêcher de lire une sorte de clin d’œil de Louis Robitaille, pour qu’on ne l’oublie pas. Tout passe, tout lasse, les amours et les compagnies évoluent. Reste l’empreinte muette dans le corps, la mémoire du corps. Cela s’appelle la danse.  Voyez la suite du programme 2021-2022 de Danse Danse sur www.dansedanse.ca

Photo principale :  Les Ballets Jazz de Montréal fêtent leur cinquantenaire avec Danse Danse et le spectacle d’Éric Jean, Vanishing Melodies, sur les chansons du chanteur Patrick Watson. Crédit Photo : Danse Danse

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Parisienne devenue Montréalaise en 1999, Aline Apostolska est journaliste culturelle ( Radio-Canada, La Presse… ) et romancière, passionnée par la découverte des autres et de l’ailleurs (Crédit photo: Martin Moreira). http://www.alineapostolska.com