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La spiritualité créatrice (Texte no. 3)

Un mandala avec un soleil au centre, symbolisant la spiritualité créatrice. Un mandala avec un soleil au centre, symbolisant la spiritualité créatrice.

Nous ne pouvons connaître vraiment quelque chose qu’en connaissant le tout dont cette chose fait partie. Comme nous ne connaissons le tout de rien, nous devons admettre que, fondamentalement, nous ne connaissons rien du tout.

Les choses sensibles sont une source constante d’inspiration : elles ne sont pas simplement « autres » que l’intelligible, elles sont aussi « mêmes » en tant qu’images analogues. Sur leur plan et à leur manière, elles vibrent du même « esprit » en ce sens qu’elles font partie de la réalité une. Bien que la perception soit personnelle et localisée, il y a quelque chose d’universel associé aux choses sensibles, quelque chose qui n’est pas dans la perception comme telle, mais « remémoré » à partir de celles-ci. Si nous pouvons par exemple considérer des choses comme étant égales, c’est parce que nous avons une idée de ce qu’est l’égalité. La perception est impuissante à trouver la connaissance de l’égal à partir des choses concrètes, parce que celles-ci se montrent tantôt égales, tantôt inégales, tandis que l’égalité elle-même n’est jamais inégale. L’égalité, dans sa perfection et son universalité, est une idée dont le souvenir est inné, et non le fruit d’une accumulation d’observations. Si les souvenirs ordinaires impliquent au moins deux temps différents, la réminiscence associe plutôt une réalité intemporelle à une sensation. Dans l’âme incarnée, un lien est établi entre le monde du devenir et le plan de l’unité : l’infini est perçu dans le particulier et le « ici et maintenant » est investi par l’éternité.

Socrate parle d’une scission originelle responsable du sentiment de vide qui accable l’être humain, et de l’amour ressenti à la reconnaissance (au ressouvenir) de cette partie manquante. Dans le Banquet, l’amant, éloigné de l’être aimé, se sent misérablement incomplet. L’éveil de la conscience est suscité par ce manque. La condition humaine est marquée par un vide spirituel dû à « l’oubli », à l’ignorance de ce qui est susceptible de combler ce vide. Cependant, notre âme demeure en contact avec la réalité intelligible, de sorte que nous avons la possibilité de réorienter le mouvement de notre existence. En prendre conscience modifie la façon dont nous nous comprenons nous-mêmes, et permet d’accéder à une connaissance propre à transformer le sujet même qui connaît. Ultime objet de l’éros, la « connaissance spirituelle » est « participation existentielle » qui tend à combler le vide que l’on ressent, et non un processus d’objectivation. L’âme ne peut pas être connue directement par l’intelligence ni par les sens, car elle n’est pas une Forme intelligible ni une réalité sensible. Elle ne peut être connue qu’indirectement à partir d’expériences existentielles, en particulier celle du « manque » et de l’énergie amoureuse qui l’accompagne.

Apprendre à aimer donne un sens à la vie. Par une transformation intérieure, l’amour peut être libéré de l’égocentrisme. Vouloir vivre cette expérience, dont la portée est d’ordre cosmique, signifie que nous avons commencé à nous identifier à l’image divine en nous. Lorsque les images de la beauté d’un corps provoquent le « souvenir » de la Beauté, celui qui se « souvient » ignore d’abord ce qui est en train de se passer et fixe son désir sur ce corps. Mais, par une bouleversante expérience, il est possible de prendre conscience du caractère immatériel de la beauté aperçue et d’expérimenter l’amour de la Beauté elle-même. Alors que le désir charnel est dirigé vers le corps, un autre niveau de l’amour est tourné vers l’âme. L’érotisme implique la conjonction de deux réminiscences : celle de la beauté idéale à partir d’une image corporelle, et celle de l’image divine telle qu’elle se présente en notre âme. La cause de la folie amoureuse est le souvenir de la Beauté, au cœur du Soi, provoqué par son image chez une personne admirée. L’amoureux voit alors son propre « Idéal » en l’autre. La reconnaissance de la présence divine par l’entremise de l’autre conduit à la découverte (sentie et non objectivée) de « ce que nous sommes vraiment ».

Socrate affirme qu’on se connaît soi-même en plongeant son regard dans la meilleure partie de l’âme d’autrui, cette partie par laquelle nous découvrons notre Soi comme dans un miroir. Au fond, l’éros n’a pour véritable objet ni le corps ni l’âme de la personne aimée, mais « l’Idéal », senti comme une présence et une lumière au plus profond du Soi. La doctrine de la réminiscence implique la conviction d’une parenté entre la nature de l’intelligence et la Forme du Cosmos. En ce sens, elle s’oppose à l’idéalisme moderne selon lequel les connaissances a priori correspondent seulement aux structures subjectives de la raison sans lien avec la réalité comme telle. Cette dernière restriction de la rationalité se paie au prix de l’hypothèse d’un monde extérieur étranger dont l’infinité est remplacée par une immensité insensée et effrayante, pour reprendre les mots de Pascal. L’intelligence humaine est qualitativement « formatée » de façon à pressentir le caractère cosmique de la réalité, celle-ci manifestant une mystérieuse présence. En faisant écho à Platon pour qui « le temps est l’image mobile de l’éternité », nous pouvons penser l’immensité spatiale comme l’image apparente de l’Infini.

Les hypothèses selon lesquelles les choses seraient contenues dans « du rien » ou qu’elles s’étendraient sans limites, sont toutes deux insoutenables. Les avancées récentes de la science tendent plutôt à montrer qu’il y a du vide et du plein partout, même l’atome est plein de vide. Il est impossible d’envisager « sortir » du Cosmos, tout comme les voiliers des découvreurs de l’Amérique ne risquaient pas de tomber aux confins de la Terre. Le rapport entre le quantitatif et le qualitatif échappe à la science, car cette dernière doit s’en tenir à ce qui est observable. La connaissance véritable de quelque chose est impossible sans une connaissance de la totalité de cette chose, or il est impossible d’observer la totalité de ce dont une chose fait partie. L’hypothèse d’un monde sans Unité intelligible est elle-même inintelligible. Cette Unité n’est toutefois ni observable ni objectivable. La connaissance « unifiante » est d’ordre existentiel et passe par un « non savoir », par un état d’ouverture et d’accueil. L’intelligence humaine peut s’élargir et accéder à l’auto-conscience, comme s’il était possible de soulever une chaise alors qu’on est debout dessus. Elle participe d’un « Tout Autre » dont elle a perdu la ressemblance, mais conservé l’Image.

Je vous donne rendez-vous une fois la semaine pour la suite de notre rubrique sur la spiritualité créatrice. Je vous invite à me faire parvenir vos questions et commentaires à [email protected] .

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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