So blue de Louise Lecavalier annonce le titre, et l’on pense immédiatement à du calme, à de la sérénité, de la spiritualité, on pense à un polaroïd de l’éternité proche peut-être, qui sait, d’une forme de nirvana.
Louise Lecavalier nous a entraîné dans des univers tellement éclectiques que l’on sait qu’elle peut être intense tout en demeurant presque immobile. Mais tout de même on se méfie… l’immobilité, intérieure comme extérieure, ce n’est pas son fort. Pas sa vision du monde. Et on a raison de se méfier. Dès les premières mesures de la musique ethnoélectroorientale du célèbre Mercan Dede, musicien montréalais d’origine turque, compositeur, producteur et DJ, elle quitte le coin où elle restait assise, attendant que les lumières s’éteignent. Et c’est l’enfer. Un surgissement de sons et de mouvements, et de mouvements et de sons, imbriqués comme dans une pulsion primitive, primordiale, un déferlement fusionnel.
Elle occupe la scène tout entière, à sa vitesse à elle, folle, sa mobilité à elle, cathartique, sa gestuelle à elle, inoubliable, son magnétisme, sa générosité, sa tonitruance mesurée et tellement maitrisée, empreinte d’une toujours étonnante forme de pudeur, ou d’une improbable candeur. Louise Lecavalier ne cherche pas d’effets ostentatoires, elle occupe la scène par sa présence folle et glorieuse, inaltérable. Frêle comme s’il ne lui restait plus que les muscles et la peau, sauvage mais mutine et blonde, des tornades de mèches qui irradient comme des feux follets. Seule en scène pendant la majeure partie de l’heure. Le spectateur sur son siège est secoué par tant de communication d’énergies, les traversées d’espace, les voltes et virevoltes de toutes les parties du corps, intense. Et soudain, l’immobilité, un poirier tête en bas, qui permet de scruter son ventre qui respire, inspire, expire, soupire.
Lorsque son complice Frédéric Tavernini la rejoint en scène, l’écriture se complexifie, à deux, dans une fluidité désarticulée, un duo à la réciprocité si véloce qu’on en a le souffle coupé, un enchevêtrement de leurs corps si différents et finalement si complémentaires, un accord parfait entre deux immenses danseurs qui se connaissent si bien et communiquent leur plaisir à danser ensemble, encore et encore.
La construction chorégraphique est très complexe mais paraît si totalement fluide, portée par une scénographie épurée, des géométries de lumières rasantes au sol, des zones délimitées et rayonnantes qui transforment l’espace en un échiquier tamisé, des gris, des blancs, des noirs, entre lesquels leurs corps expriment leurs débordements tumultueux. Mais tellement minutieusement découpés et contrôlés. Du grand art, sur une musique toujours aussi dansante. Qui soudain s’arrête, laissant place à la promesse du titre de la pièce. So blue, le calme, la sérénité, l’apaisement des fauves après le rut, tous deux au sol, tranquilles, face à face, dans des rectangles bleu azur.
Une magnifique soirée grâce à la bonne idée de l’Usine C de présenter ce programme double de Louise Levacalier. Mille Batailles les 9 et 10 octobre, So Blue les 12 et 13 octobre. Deux œuvres rôdées qui ont beaucoup tourné – Mille batailles a été créé en 2016, So Blue en 2012, les deux en Allemagne – jusqu’à devenir polies comme ces morceaux de verre tellement caressés par le mouvement des vagues qu’ils en deviennent transparents et brillants comme des pierres précieuses.
Une manière de rappeler combien la danse est vivante, mouvante, combien elle se bonifie aussi en mûrissant d’une représentation à l’autre, jamais tout à fait la même, ni tout à fait une autre. Éphémère, certes, car faite de gestes non reproductibles, mais éternelle, finalement, grâce à la mémoire spécifique du corps. Ainsi, ceux qui avaient déjà vu So Blue, l’ont redécouvert, avec sa magie renouvelée.
Du 23 octobre au 3 novembre, l’Usine C présentera Actoral.
La 3ème Biennale Internationale des Arts et des Écritures Contemporaines, avec une programmation avant-gardiste qui mêle la littérature, le théâtre, la danse, la performance, les arts numériques, la poésie sonore et les arts visuels, dans des œuvres qui viennent du Québec, de la France et de la Belgique.
Photo : Crédit : Ursula Kaufmann