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À l’ombre du château. [Conte] (Texte no. 4)

Illustration d'un homme tirant une charrue avec deux bœufs à l'ombre. Illustration d'un homme tirant une charrue avec deux bœufs à l'ombre.

L’homme s’assied en silence au pied de sa potence improvisée et, en versant des larmes, pensa à son plus jeune fils, rendu à l’âge de s’établir. Il retira la corde et, sans dire mot, s’en retourna au village. Trois jours plus tard, Anthelme, l’homme qui avait voulu se pendre, alla remercier Ésiom. Au fond, avait-il réalisé, c’est la douleur associée à un état malsain mais passager qui l’avaient amené à vouloir commettre ce geste irréparable. Au risque de faire scandale en s’associant à une personne sans famille, il avait décidé d’offrir du travail à son improbable sauveteur. Il s’agissait de ramasser des légumes sur sa terre, près d’un hameau à l’est du château, et d’aller les livrer en charrette à bœufs. En recevant la proposition, Ésiom faillit s’évanouir.

Le jeune homme allait désormais être payé en monnaie sonnante et trébuchante et passer obligatoirement de mendiant à serf, c’est-à-dire à un individu dépendant d’un seigneur. Il pouvait ainsi raisonnablement espérer mettre fin aux constantes railleries dont il était victime. Mais il réalisa bientôt que son cœur continuait à battre la chamade à l’approche de l’un de ses anciens tourmenteurs. De plus, il ne se sentait toujours pas à l’aise dans la société, comme si rien n’avait changé. Il en fit l’expérience en se rendant au marché avec sa toute première paye, bien cachée sous ses haillons. Il se précipita vers le premier étalage en pointant nerveusement du doigt une poule vivante tout en offrant de la monnaie de l’autre main. Méfiante, la marchande mordilla les pièces une à une avant de lui remettre le volatile qui, à l’hilarité générale, battit si fortement des ailes que la tête de l’ancien mendiant fut transformée en un plumeau grotesque.

Les mois suivants, le nouveau serf tira profit d’une meilleure alimentation. Il développa sa musculature et prit un peu de poids, ce qui ajouta à sa prestance. Entretemps, Anthelme avait exprimé le souhait de voir son nouvel employé porter des vêtements plus séants. Après plus de six ans de mendicité, celui-ci allait devoir surmonter bien des inhibitions et faire montre d’un nouveau genre d’audace. Après quelques hésitations, il finit par se présenter chez le tailleur. Ce dernier lui présenta des vêtements de couleurs sombres, car les couleurs vives étaient réservées aux nobles. Il allait désormais avoir meilleure apparence, mais il était loin d’en avoir fini avec ses haillons intérieurs. Bien que les gens du village le traitaient désormais plus normalement, il arrivait difficilement à suivre les convenances et continuait à éviter les fêtes et les lieux d’amusement.

En n’ayant plus à se battre sans cesse pour sa pitance, le nouveau travailleur occupa ses loisirs à explorer des terres au voisinage de celle d’Anthelme. Il aimait observer les paysans, dont la façon de vivre avait peu changé depuis des millénaires. Il se sentait à l’aise dans cette ambiance qui exprimait la force d’une grande patience et d’un grand courage. Par une journée de printemps, sous un ciel assombri par un voile de brume, il déambulait sur une prairie qu’il croyait en friche. Il fut tout à coup interpelé par une basse volée d’hirondelles à la poursuite de moucherons. Momentanément distrait, il s’empêtra et tomba à genoux sur de jeunes pousses. En se relevant, son premier réflexe fut d’éviter les plates-bandes qu’il apercevait maintenant autour de lui. Mais, comme le jaillissement d’un geyser, il fut soudainement gagné par une puissante montée de colère. « Pourquoi tant de précautions, grommela-t-il, est-ce qu’on m’a ménagé, moi ? »

Pour l’ancien enfant abandonné, le chemin qui partait d’une situation où toutes ses ressources avaient été consacrées à la survie et au maintien d’un peu de dignité, vers un autre où il pouvait enfin connaître la sécurité et le respect, n’était pas sans obstacles. Étant donnés ses mécanismes de défense, comme un scaphandrier remontant des profondeurs, pourrait-on dire de nos jours, il allait devoir y aller palier par palier. Quelque chose de primitif en l’être humain incite plusieurs à passer d’opprimés à oppresseurs, de victimes à agresseurs. Ésiom n’était pas à l’abri de ce genre d’émotions.

Par un beau jour d’automne, le jeune homme croisa un paysan qu’il avait aperçu à quelques reprises. Celui-ci, comme s’il avait voulu accueillir un admirateur du travail de la terre, s’éloigna de sa lourde charrue pour aller à sa rencontre. Il le salua aimablement et échangea à propos de la grandeur et des misères du travail agricole. Après quelques semaines ponctuées d’autres rencontres avec le même habitant, celui-ci, de plus en plus en confiance, finit par avouer sa révolte contre l’oppression de Ribot. Après avoir confié être membre de la Société paysanne de Tréblinor, un groupe à la défense des paysans, il déclara avec force gestes et d’un ton solennel faisant penser à un cri de ralliement : « Nous qui produisons le blé et élevons le bétail, refusons de manquer de pain, de lait et de viande ! ». Ésiom avait déjà envisagé d’ajouter la sienne aux nombreuses voix qui réclamaient une baisse de l’impôt seigneurial. Mais à quoi bon, s’était-il dit, surtout que le seigneur Ribot avait la réputation d’être plus riche et plus puissant que le roi lui-même.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de ce conte.

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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