Henri Lazure. [Nouvelle] (Texte no. 6)

Un restaurant Nouvelle avec tables et chaises au milieu de la salle. Un restaurant Nouvelle avec tables et chaises au milieu de la salle.

Le PDG décida de raconter toute l’histoire à Andrée. Par la même occasion, il allait lui dire la vérité à propos de son fameux voyage. Plus que jamais, il éprouvait le besoin de se confier. De retour à la maison, il eut l’impression d’entrer dans une serre chaude. Comme il avait décidé de taire provisoirement ses soupçons, ses silences calculés favorisaient les tensions.

Ce soir-là, il pensa longuement à son amie du matin. Quinze années plus tôt, celle-ci avait été victime d’un cancer du sein, tardivement diagnostiqué. Bien qu’elle fût adepte des médecines douces, elle s’était résolue à accepter une chirurgie, avec chimiothérapie et radiothérapie. À la suite d’une démarche personnelle, elle avait été par ailleurs convaincue d’un lien possible entre sa maladie et un fort sentiment de culpabilité de n’avoir pas eu d’enfants. En particulier, elle s’était exagérément reproché de n’avoir pas pris adéquatement soin de l’auteure de ses jours lorsqu’elle celle-ci avait été malade. En définitive, elle s’était résignée aux interventions invasives de la médecine, mais en y associant une démarche favorisant l’acceptation et l’amour de soi. Malgré ces bonnes dispositions, son état s’était gravement détérioré, au point de subir une hospitalisation exceptionnellement longue. Durant cette pénible période, Henri, qui ne la connaissait pas encore, s’était rendu à cet hôpital pour visiter une connaissance. D’aventure, il avait croisé un de ses clients qui, étonnamment, s’était mis à raconter la dure épreuve que traversait sa conjointe, et à déplorer de ne pouvoir soutenir celle-ci autant qu’il voudrait, à cause d’un travail accaparant et du refus de son employeur de lui accorder tout congé et tout allègement.

Durant son laïus, l’homme volubile avait continué à marcher. C’est ainsi qu’Henri s’était retrouvé devant une jeune femme au visage émacié, mais affichant un délicat rictus. Au chevet de celle-ci, sa mère, qui, pour des raisons de santé, ne pouvait aussi se permettre que de rares visites. Monsieur Lazure avait alors spontanément offert son aide. Le client en avait profité pour demander s’il voulait bien apporter les colis qu’il irait déposer de temps en temps à son entreprise. Tout le long de la conversation, la femme alitée n’avait rien dit. Mais, à la surprise générale, sur un ton narquois, elle avait tout à coup échappé d’une voix faible, mais audible : « Eh ! Je vous défends bien de penser que je suis morte. » Sans pouvoir retenir un fou rire, le mari, l’air complice, avait alors sollicité son accord.

En proie à des douleurs constantes, presque chauve et amputée d’un sein, la patiente du « 317 c » ne s’était jamais plainte. Conquis par cette admirable sérénité, le courtier, à chaque fois qu’il avait apporté un paquet, n’avait pu s’empêcher d’engager la conversation. Bien qu’il ait été plusieurs fois question d’un transfert possible aux soins palliatifs, la moribonde avait fini par prendre du mieux, d’abord par de légers changements, puis d’une façon de plus en plus marquée. Au fil des conversations, elle avait confié à monsieur Lazure son désir d’acheter un restaurant. Celui-ci avait alors exprimé le souhait d’être présent à l’ouverture officielle. Plusieurs mois plus tard, après être allé pendre la crémaillère, il avait commencé à aller déjeuner au fameux Café chez Andrée.

Alors que sa vie était sens dessus dessous, il était donc tout à fait compréhensible qu’Henri désirât se confier son exceptionnelle amie. Celle-ci, toutefois, se sentit complètement dépassée par le nébuleux discours de son compagnon du matin : son voyage sous influence télépathique, son don de médium, son nouveau destin, ses soupçons envers son épouse, les stratagèmes de Lantelme, son désir d’une vie nouvelle, Angéline, les spirites, Metranek… Et quoi encore ? Toutefois, devant l’évidente sincérité de son vis-à-vis, elle invita celui-ci à se rendre chez elle le soir même, à vingt heures.

Au bureau, Henri dit à sa secrétaire : « Ma chère Nicole, des événements importants sont sur le point de se produire. Avant tout, je veux te remercier pour ton dévouement. Je sais que tu as vécu des moments difficiles avec Lantelme, et je le regrette. Savais-tu que ce monsieur veut prendre le contrôle de la compagnie ? Je me demande si ce n’est pas ta fidélité à mon égard qui l’a rendu si hostile. Quoi qu’il en soit, je désire maintenant vendre mais, en autant que possible, pas à cet individu. Pour l’instant, il faut convoquer une réunion d’urgence du CA. Je veux aussi  que tu fasses connaître mes intentions au notaire et à l’avocat de la compagnie. » L’homme d’affaires exprima enfin le souhait d’observer la plus grande discrétion possible. Un peu avant dix-sept heures, Nicole alla faire rapport. Bien que le temps se fût assombri, Henri avait laissé la lumière basse. Avec étonnement, il remarqua une lumière subtile et vibrante, comme de l’air chaud au-dessus d’un calorifère, formant un halo légèrement coloré autour et au-dessus de la tête de son employée. Il connaissait l’existence des auras, mais il n’en avait jamais vus. Et là, sans le dire, il vit distinctement quatre couches d’une lumière de teintes différentes, plus visibles à proximité de la tête et plus subtiles au fur et à mesure de leur éloignement.

En prétextant devoir travailler toute la soirée, il informa sa conjointe qu’il allait rentrer tard. Celle-ci ne manifesta ni réprobation ni impatience. À vingt heures précises, l’homme en transition se présenta au domicile de sa précieuse amie. Autour d’un bon porto, les hôtes et leur invité échangèrent d’abord à propos de choses et d’autres. Avec tact, le conjoint prit prétexte d’un travail à terminer et s’en fut. Andrée regarda alors Henri droit dans les yeux et dit avec fermeté : « Raconte-moi ce qui t’est arrivé. Et pour que j’y comprenne quelque chose, essaie de respecter l’ordre chronologique ». Monsieur Lazure se livra donc à ce difficile exercice. Presqu’une heure plus tard, il confia finalement être désormais capable de voir les auras. Après avoir gardé silence avec grand peine, Andrée prit la parole.
— Je ne sais pas encore quoi penser à propos du spiritisme, mais, au sujet de Louise et de Bernard, je te suggère fortement de lire les fameux courriels, même si cela va contre tes principes. C’est la seule façon de savoir si tu fabules ou si Louise est la complice de cet homme.
— Je vais y réfléchir, répondit Henri, tourmenté.
— Si le pire se confirme, rencontre rapidement le troisième actionnaire et offre lui d’acheter tes parts, de manière à écarter d’avance Lantelme de la transaction.

— Merci beaucoup, dit Henri, en voyant Andrée regarder l’heure.

De retour chez lui, Louise était absente. Avec l’impression de vivre un moment fatidique, il décida de suivre le premier conseil d’Andrée. Lentement, très lentement, il lut le plus récent message : « Ma chère Louise, étant donné l’absence de ton mari, viens me rejoindre à l’endroit habituel vers dix-neuf heures. Je t’embrasse très fort. » Une nausée soudaine lui fit porter la main à la bouche. Henri admettait volontiers l’étiolement de son mariage, pas en d’interminables conflits, mais dans la froideur et l’indifférence progressive, mais il n’aurait jamais imaginé un tel dénouement. Lorsque Louise rentra, il était déjà sous les couvertures. Avant de s’assoupir, il avait pris la décision de rencontrer Gaston, l’autre actionnaire, dès le lendemain. Étant donné la nature pondérée de celui-ci, tout le contraire de Lantelme, il allait peut-être devoir se faire insistant. Il allait expliquer sa décision de vendre par un désir de relever de nouveaux défis.

Devant un copieux repas, Gaston ne repoussa pas l’idée de devenir propriétaire majoritaire de la petite compagnie. S’il n’avait jamais abordé la question, c’était par crainte de Lantelme, dont il connaissait le caractère belliqueux. À la condition de garder le secret jusqu’à la réunion du CA, il proposa d’acheter aussi la clientèle. Henri prit la balle au bond et invita son acheteur à lui faire une offre globale. Le CA allait avoir lieu le samedi suivant à quinze heures. Sous réserve d’une offre raisonnable et du respect du secret, les cartes étaient jouées. À deux voix contre une, Lantelme allait être dans l’impossibilité d’empêcher ou même de retarder la transaction.

Durant la soirée, Henri éprouva beaucoup de difficultés à ne rien dévoiler. Il dut même prétendre être fiévreux lorsque Louise passa une remarque à propos de la rougeur anormale de son teint. Pour contrôler ses émotions, il pensait à la nouvelle vie qui l’attendait. Allongé pour l’avant-dernière fois à côté de sa femme, il pensa aux saisons de leurs amours, mais aucun renouveau printanier n’allait plus advenir. « L’avoir aimé » était toujours présent, mais « aimer » allait désormais se conjuguer au passé.

Le matin venu, le Café chez Andrée était presque vide. Idéal pour la conversation. Étant donné qu’une rapide séparation de corps lui semblait désormais inévitable, Henri confia à Andrée son intention de le signifier à Louise dès le lendemain. Toutefois, avoua-t-il, il ignorait où aller aux premières heures de sa désunion. Préoccupée par le stress évident de son ami, Andrée insista sur l’importance de rester concentré sur le présent et de ne pas oublier son bien-être personnel, malgré les circonstances. Elle suggéra de pratiquer la respiration profonde et de se répéter souvent qu’il y a un bon côté à chaque chose, même en ignorant ce qu’il peut être. Au plan pratique, elle conseilla de réserver une chambre d’hôtel pour le lendemain et de rencontrer son fils au plus tôt. Pour la prochaine semaine, le temps de retomber sur ses pieds, elle lui proposa d’occuper la chambre d’ami qu’elle et son mari venaient tout juste d’aménager. Enfin, à propos de sa séparation, elle lui suggéra de recourir à la médiation, et non à un coûteux procès dont le résultat demeure toujours incertain.

Henri envoya ce message à son fils : « Bonjour René. Des événements importants sont sur le point de se produire. Nous devons absolument nous rencontrer demain soir à l’hôtel Bonami, où j’ai loué une chambre. Garde ce message secret, même pour nos épouses. Je t’expliquerai demain ». Bien que ce fût en solitaire, il s’offrit un bon souper au restaurant. Il n’eut pas besoin d’en avertir Louise, car celle-ci consacrait ses vendredis soirs aux emplettes. Elle n’allait pas rentrer avant dix ou onze heures. Henri arriva chez lui à neuf heures. En traversant le seuil, il prit fortement conscience de l’impermanence des choses. Un peu avant dix heures, contre toute attente, il reçut un appel téléphonique qui l’émut fortement, non seulement à cause de sa teneur, mais aussi du fait d’entendre la voix d’Angéline. Celle-ci annonça avec solennité la mort de Metranek, à l’âge de quatre-vingt-neuf ans. Elle invita le nouveau spirite à aller la rencontrer, trois jours plus tard, dans à un petit hôtel du Vieux-Québec, où elle devait se rendre.

Le lendemain, à la satisfaction du vendeur, Gaston fit connaître le détail de sa proposition. À la réunion du CA, tout se passa normalement jusqu’à la lecture de l’offre d’achat et de la lettre d’acceptation. Placé devant l’inéluctable, Lantelme fit un esclandre. Il vociférait encore, lorsqu’Henri demanda de passer au vote. Égal à lui-même, après avoir jeté un regard mauvais à Nicole, l’homme frustré claqua la porte. Toutefois, deux actionnaires sur trois suffisaient pour avoir le quorum. L’ancien PDG pouvait relâcher son souffle. Il participa de bon cœur aux joyeuses libations qui suivirent. Les trois acolytes se séparèrent vers seize heures trente. Bien que sa conjointe avait prévu être absente en après-midi, Henri s’était assuré de la présence de celle-ci pour le souper, car c’était le moment qu’il avait choisi pour dévoiler le pot aux roses. ​​​​​​​À suivre.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Nous vous donnons rendez-vous la semaine prochaine pour la suite de cette histoire.

Mains LibresLe Pois Penché

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.