À l’opposé de Descartes, Thomas More défend une conception quasi fantomatique de l’esprit. Au 17e siècle, l’idée d’une entité à la fois étendue et immatérielle n’avait toutefois rien d’exceptionnel. En effet, remarque Alexandre Koyré, des entités de ce genre jouaient un grand rôle tant dans la vie quotidienne qu’en science. On avait par exemple remarqué que la lumière, bien qu’immatérielle et incorporelle, était non seulement étendue, mais susceptible d’agir sur la matière et d’en subir l’action. En fait, elle possède presque toutes les propriétés que More attribue à l’esprit, comme la condensation, la dilatation et jusqu’à « l’épaisseur essentielle », représentée par les variations de son intensité. Ce genre d’entité semblait en plus être confirmé par la force magnétique (comme celle des aimants) et par la gravité qui traverse librement les corps sans être arrêtée ni modifiée. Et tout cela sans parler de l’éther qui joue un grand rôle depuis l’Antiquité, défini comme une substance subtile, distincte de la matière, permettant la transmission d’effets entre les corps. Quoi qu’il en soit, l’opposition radicale entre le monde fantasmagorique du philosophe anglais et la froide et incolore « substance étendue » de Descartes (non transfigurable et privée de toute fonction médiatrice), illustre bien ce que nous pourrions appeler la problématique des différents plans du réel. À ce sujet, Kant (1724-1804) apporte une contribution majeure en distinguant le monde phénoménal (plan de la multiplicité, de la spatiotemporalité, de la finitude et de la quantité) et la réalité nouménale (plan de l’unité, de l’éternité et de l’infini). Il a raison de dire que cette dernière n’est pas accessible à la science. Toutefois, il prétend que la réalité nouménale ne peut être approchée que par une « raison pratique » qui, jointe à la volonté et au sens du devoir, est limitée à la seule croyance, s’opposant ainsi au grand héritage platonicien selon lequel, en lien avec le « connais-toi toi-même » (l’âme se souvenant de ce qu’elle a déjà contemplé), il est possible d’avoir une expérience du divin dans l’union de la raison et de l’amour, devant une nature qui, par l’expérience de la beauté, révèle une mystérieuse Présence. Newton (1642-1727) rejette à son tour les tourbillons d’éther de Descartes, mais en élaborant dans un premier temps une théorie où la gravitation universelle se transmet instantanément d’un corps à l’autre. Mais il finit par trouver illogique « qu’un corps puisse agir sur un autre à distance au travers du vide, sans médiation d’autre chose par quoi et à travers quoi leur action et leur force puissent être communiquées de l’un à l’autre ». En se rapprochant de More, il en vient donc à concevoir un éther emplissant l’espace et pénétrant les corps solides, un esprit subtil par l’action duquel les particules des corps s’attirent mutuellement. Cet éther répond aux fortes contraintes du transport de la gravitation universelle sans être toutefois soumis aux mêmes principes que la matière ordinaire, doté qu’il est d’un rôle actif assimilé à l’intervention divine, comme si l’espace était une sorte d’organe sensoriel de Dieu. Cet éther avait évidemment un statut d’hypothèse et n’intervenait pas dans les calculs. Il était le même que celui dont on disait qu’il transmet la lumière et dont les oscillations sont à l’origine des couleurs. En effet, depuis Descartes, on supposait que, comme les sons dans l’air ou les ondes à la surface d’un milieu liquide, la lumière se propageait dans un éther indétectable (puisqu’il ne freine aucun corps) et qui remplit l’Univers (puisque la lumière des étoiles nous parvient). Jusqu’à la fin du 19e siècle, des physiciens élaborent des théories à propos d’un éther envisagé comme un fluide pouvant diffuser la lumière (considérée comme une onde), mais sans arriver à rendre compte de tous les phénomènes observés ni à mettre en évidence les propriétés d’un tel éther. En plus de la transmission de la force gravitationnelle et du transport de la lumière, on attribue à celui-ci la fonction de transporter le courant électromagnétique et de créer des charges électriques dans certains corps, ainsi que la force répulsive autour de ceux-ci, observée dans les phénomènes gazeux. Ampère (1775-1836) parle d’un éther universel impondérable composé de deux électricités de signes opposés (positif et négatif). Pour rendre compte de la polarisation, cette propriété qu’ont les vibrations des ondes d’avoir une orientation particulière, Fresnel (1788-1827) parle d’un éther solide et d’un éther élastique dont les vibrations formeraient la lumière. Au début du 20e siècle, une expérience sur l’optique des corps en mouvement, consistant à mesurer la vitesse de la Terre par rapport à l’éther, n’arrive pas à soutenir les théories alors envisagées. Contre toute attente, elle conduit en outre à la conclusion que l’éther n’entraîne aucune variation de la vitesse de la lumière. Henri Poincaré (1854-1912) écrit alors : « Peu nous importe que l’éther existe réellement, c’est l’affaire des métaphysiciens ; l’essentiel pour nous c’est que tout se passe comme s’il existait et que cette hypothèse est commode pour l’explication des phénomènes. (…) Un jour viendra sans doute où l’éther sera rejeté comme inutile. » L’éther considéré comme une sorte d’extension divine implique évidemment une confusion de plans entre le monde phénoménal et la réalité nouménale. Étant donné que la méthode expérimentale consiste à vérifier des hypothèses en reproduisant des phénomènes dont on fait varier les paramètres, ou encore à observer des phénomènes à partir de différents points de vue, se référer à Dieu, aussi commode cela soit-il, demeure fondamentalement non avenu en science. En effet, par définition, Dieu ne peut être réduit à un phénomène, même aussi universel que l’éther. À ce propos, Einstein (1879-1955) apporte une très importante contribution. Après avoir fait connaître, en 1905, sa théorie de la relativité restreinte, qui s’applique aux objets en mouvement uniforme (c’est-à-dire sans accélération), il inclut, en 1915, les objets en accélération ainsi que la gravitation, et présente sa fameuse théorie de la relativité générale, laquelle, après une période de polémiques, implique finalement la reconnaissance d’un espace doté de propriétés physiques. Dans un célèbre discours prononcé en 1920, il déclare en substance que l’espace, même dépourvu de matière, ne peut être considéré comme totalement vide, et que le principe de la relativité restreinte n’implique pas de rejeter toute existence à l’éther. Il explique que les deux raisons ayant amené les physiciens contemporains à reconnaître l’existence de l’éther sont, d’une part, le problème soulevé par la théorie de la gravitation de Newton (à savoir si les forces d’attraction se propagent instantanément et à distance ou au contraire de proche en proche au travers d’un médium, donc d’un éther) et, d’autre part, la découverte des propriétés ondulatoires de la lumière. En se référant au principe de Mach, selon lequel les forces d’inertie des objets matériels sont induites par l’ensemble des autres masses dans l’Univers, il affirme la nécessité d’un médium pour transmettre l’interaction gravitationnelle de ces masses distantes. Toutefois, l’éther einsteinien présente une importante nouveauté. Non seulement conditionne-t-il le comportement des masses inertes, mais est aussi conditionné par celles-ci, si bien qu’il n’est plus nécessaire de faire appel à une intervention divine. Du point de vue de la relativité restreinte, l’éther est influencé en chaque point par son interaction locale avec la matière, contribuant ainsi à définir la métrique des régions de l’espace. De plus, il permet la propagation de la lumière et rend possible l’existence d’un espace et d’un temps standard (mesurable par des règles et des horloges), et, par conséquent, les intervalles d’espace-temps au sens physique du terme. Bien qu’il soit en interrelation avec les masses, cet éther n’en est pas moins doté de qualités différentes de celles des médias pondérables : on ne peut pas, par exemple, le penser comme ayant une trajectoire dans le temps, puisque la notion de mouvement ne peut pas lui être appliquée. La physique et la cosmologie étaient entrées dans une nouvelle époque de la science. La théorie de la relativité restreinte établit que la vitesse de la lumière est constante, soit à 299 792 458 mètres par seconde. Étrangement, la mesure de celle-ci avait en effet toujours donné le même résultat, que l’observateur soit en mouvement ou non, qu’il se dirige à toute vitesse vers le Soleil ou s’en éloigne. De plus, une équivalence est constatée entre la matière et l’énergie selon la célèbre formule « E=mc2 » (l’énergie (E) est égale à la masse (m) multipliée par la vitesse de la lumière au carré (c2)). Dans certaines circonstances, comme dans une réaction nucléaire, une masse peut se transformer en énergie. Par ailleurs, en plus de la longueur, de la largeur et de la profondeur, la relativité restreinte considère le temps comme une quatrième dimension. Comme la vitesse de la lumière est constante, c’est étonnamment le temps qui varie : il peut se « contracter » ou se « dilater », il peut être mesuré comme étant plus rapide ou plus lent à un endroit ou à un autre. Incidemment, il ne faut pas confondre le « temps relatif » einsteinien (qui est objectivement mesurable) et le « temps subjectif » qui est une affaire de perception (les expériences pénibles pouvant donner l’impression que « le temps est long » et, à l’inverse, que « le temps passe vite » lors d’expériences agréables). Par ailleurs, la théorie de la relativité générale nous apprend que toute masse vient courber l’espace autour d’elle en formant des « géodésiques de l’espace-temps » qui impliquent des champs de force (dans le présent contexte, une géodésique est le chemin le plus court entre deux points dans un espace). Plus une masse est grande, plus elle déforme l’espace. À titre d’analogie, un matelas sur lequel est assis un petit enfant peut être suffisamment déformé pour qu’une bille qu’on y dépose roule vers lui. Si un adulte de bonne taille s’assoit près de l’enfant, le matelas sera encore plus déformé et l’enfant pourrait « chuter » vers le nouveau venu ainsi que la bille. C’est en étant ainsi influencées par les géodésiques de l’espace-temps que l’attraction gravitationnelle des étoiles attire les planètes et que celles-ci, à leur tour, attirent des lunes et d’autres corps célestes. Par une sorte d’équilibre des champs de force, ils peuvent orbiter, comme c’est le cas de notre Lune et aussi, de nos jours, de nombreux satellites artificiels. Les objets qui se déplacent dans l’espace gravitent donc conformément aux « géodésiques de l’espace-temps » formées par les masses en présence. Chaque corps modifie l’espace en créant sa propre géométrie et la somme de ces géométries compose l’ensemble de l’espace. Mais quel lien y a-t-il entre ces « géodésiques » et la réalité ordinaire que, grâce à notre imagination créatrice, nous pouvons percevoir à tout instant, même si sa mesure nous échappe, et dont la beauté soulève l’admiration d’une façon étonnamment consensuelle ? Nous sommes à l’aube de grandes découvertes en physique, en particulier à l’échelle microscopique, et de l’avènement de la mécanique quantique. Un nouvel éclairage va bientôt être apporté sur la réalité, mais aussi de nouvelles questions, devant un Univers beaucoup plus complexe que tout ce qu’on avait pu observer et même imaginer jusque là. Robert Clavet LaMetropole.Com