Il existe un athéisme purificateur qui joint l’ironie de l’esprit [l’inversion de la position adverse] au sentiment tragique de l’existence. L’athéisme œuvre contre les rationalismes théistes en montrant les ruptures qui semblent faire de notre univers une dispersion de mondes disjoints. Matière, vie et esprit ne semblent pas faire une « totalité-une » ni une hiérarchie belle et juste, puisque la matière est inlassablement victorieuse de la vie et de l’esprit par la mort des individus et des cultures, puisque l’élan vital et la clarté de la pensée ne contrarient que pour de brefs épisodes les pesanteurs et les opacités de la matière ainsi que les nécessités biologiques. Dans notre univers, le supérieur dépend d’un inférieur qui le limite et se trouve à la fin le plus fort. Il suffit de savoir que dans quelques milliards d’années la transformation de notre Soleil en géante rouge rendra la Terre inhabitable ; mais, entre-temps, tant d’autres menaces planent sur nos têtes. Ce qui mérite le plus d’être est justement ce qui existe avec le plus de précarité. Le combat contre une totalité harmonieuse a priori, l’athéisme la mène sur tous les fronts. Partout où l’unité semble se montrer, il la révoque comme illusion, autant entre l’idée d’un ordre cosmique et l’immensité absconse de l’univers, entre l’être humain et la nature, entre les cultures, entre les classes, entre les personnes dans les communautés sociales, etc. Malgré les déchirements qu’il suppose, l’athéisme peut être purificateur en restaurant la sensibilité au mal que les synthèses rationalistes cherchent à diminuer en importance. Il peut en effet contribuer à réveiller les consciences et encourager le refus de l’injustice, tout en soulignant l’essence du mal qui est la rupture entre « ce qui est » et « la valeur des choses ». Il rend presqu’impossible le retour aux idoles d’imagination et d’entendement. Avec lucidité, il renverse les vieilles ratiocinations théistes en montrant, comme l’a fait Job, le non agir de Dieu dans ce monde où l’être et la valeur sont dissociés. Mais surtout, il incite à un approfondissement de l’idée de Dieu.
Les réfutations de l’athéisme sont souvent rétrogrades en ceci qu’elles ne proposent pas d’assumer la négation athée dans une dialectique existentielle assumée, interrompant ainsi le progrès autocréateur de l’esprit. Philosophiquement parlant, le problème du mal face à l’existence de Dieu est appelé à être vécu dans la pensée-passion, comme une dialectique de l’esprit. La tentation est grande de dire que l’optimisme va prendre figure d’espérance après être passé par un pessimisme surmonté, qu’une authentique croyance en Dieu va advenir après être passée par un athéisme assumé ; mais cette idée risque d’être trompeuse. En effet, le troisième terme d’une dialectique existentielle n’est pas la synthèse apaisante et représentable de la thèse et de l’antithèse. La tension du pessimisme et de l’optimisme, de l’athéisme et du théisme, demeure toujours présente en la vie de l’esprit, comme ouverture au mystère de l’Esprit, au-delà des contradictions. Les certitudes libératrices demeurent dans une tension existentielle et se formulent apophatiquement [ni ceci ni cela] dans l’esprit de la docte ignorance qui refuse d’objectiver Dieu. Elles découlent d’une décision résolue et sans contrainte, d’un acte d’amour électif qui accueille une lumière qui luit dans les ténèbres. Non pas une aveugle volonté de croire, ce qui serait un suicide de l’esprit au même titre que l’absence de liberté, mais une disposition intérieure qui illumine la raison, acte d’amour et de liberté qui fait droit à l’ultime exigence d’une pensée tournée vers l’infini. Choisir Dieu par amour, qui est caché dans l’abîme de la transcendance, tout en maintenant une conscience assumée du mal, ne peut se faire que par un acte de souveraine liberté. La dialectique existentielle vécue par « l’aventurier de l’esprit » (Alexis Klimov) conduit au tout ou rien : ou bien l’absence de Dieu ou bien Dieu dans le mystère, mais dont nous pouvons éprouver la présence au cœur de notre âme. Choisir la seconde alternative, c’est choisir la plus grande lumière et la plus grande espérance, même si ce choix demande le sacrifice d’une complète autosuffisance rationnelle, à la manière de Pascal qui, dans son fameux pari, avoue l’incompréhensible pour éviter l’absurde devant un monde tragiquement ambigu entre le sens et le non-sens.
Sans la passion comme sentiment d’amour ardent, plus puissant que le raisonnement, la pensée humaine risque de ne produire que des mots, fruits de l’objectivation. Cependant, en son côté obscur, la passion comme forte inclination nourrie par quelque idéologie, peut aussi mener au fanatisme. Mu par un esprit de tyrannie, le fanatique peut tout aussi bien être un exécutant et un dominé qu’un maître despotique. Il cherche le rabaissement sinon la mort de l’adversaire. Ses actions cruelles peuvent être tout autant le fruit d’une haine enrobée de justifications que d’un froid dédain qui s’exerce mécaniquement, rituellement et, dans le pire des cas, légalement. Le fanatique réduit ses victimes à une condition d’anonymat et d’étrangeté, substitue à leur visage l’image de l’hérétique, d’une bête malfaisante ou du traître. Il résout le problème du mal par la dégradation ou la destruction des opposants comme s’il s’agissait de moustiques ou de bêtes malfaisantes. À l’opposé, l’amour comme acte de pure liberté créatrice s’accompagne d’un sentiment de responsabilité qui n’est pas sans faire penser au prophétisme de l’ancien Israël qui se manifestait par la dénonciation des tyrannies et des servitudes, par la protestation contre l’iniquité de la mort et par la guerre aux idoles, c’est-à-dire aux absolutisations de valeurs relatives. Le « tu dois, donc tu peux » de Kant va outre les possibilités humaines ; et le « tu peux, donc tu dois » des moralismes découle d’une spiritualité de contentement de soi qui expose aux graves dommages de son contraire, aux remords et au sentiment de culpabilité sans issu. L’attitude créatrice devant le mal passe par une quête spirituelle qui suppose la disjonction du pouvoir et du vouloir, selon une confiance passionnément tendue vers une « espérance contre toute espérance ». Le déchirement devant le mal, exacerbé par les repentirs d’apparence et les réparations symboliques, est vécu tragiquement. L’amour assumé et lucide est la voie étroite de la libération créatrice, celle qui unit la pensée et l’action, et qui, à défaut de ne pouvoir toujours annihiler le mal, fait en sorte de ne pas le commettre volontairement. Incidemment, la grande politique, qui est toujours résistance aux tyrannies et entreprise de libération, est une forme nécessaire de la lutte contre les maux naturels et historiques. La démocratie de liberté et de droits qui suppose des élections libres et concurrentielles entre plusieurs partis politiques distincts, bien que solution sans solution, n’en est pas moins l’unique visée juste pour favoriser l’essor de l’être humain. Elle est en effet d’esprit en ceci que, en évitant de sombrer dans la dictature, elle favorise le « vivre ensemble » tout en assumant la tension entre les différentes valeurs.
Le politique [l’espace de résolution des conflits et d’arbitrage des intérêts divergents de la société] passe par cette passion prométhéenne qu’est la politique [lieu de la lutte concurrentielle pour la répartition du pouvoir]. Dans un mythe vieux de près de 3,000 ans, Prométhée et Épiméthée sont des Titans [des créatures primordiales agissant au service des dieux]. En tant que frères, ils sont tous deux chargés d’attribuer à chaque espèce animale les qualités et facultés appropriées. Épiméthée insiste pour accomplir seul cette tâche et demande à Prométhée de seulement vérifier son travail à la fin, ce que Prométhée accepte. Dès lors, il se met à la tâche en garantissant l’équilibre et l’harmonie au sein de la nature : les animaux les plus puissants connaissent des limites importantes, les animaux les plus fragiles sont dotés d’autres atouts. Mais, après que toutes les qualités et attributs aient été répartis, il s’aperçoit qu’il a oublié l’espèce humaine, laquelle se trouve totalement dépourvue, nue et faible. Prométhée décide alors de voler à Héphaïstos [dieu du feu] et à Athéna [déesse de la sagesse] le feu de la connaissance pour en faire présent aux humains. Ce feu sacré allait permettre à ceux-ci de maîtriser les arts, les sciences et les techniques, et donc de subsister par eux-mêmes. C’est ainsi que les êtres humains se trouvent à partager avec les dieux des attributs supérieurs comme l’esprit, l’intelligence et un certain niveau de conscience. Mais cela entraîne un rapport ambigu avec les dieux : les êtres humains possèdent désormais une part de divin, ce qui les pousse à vénérer les dieux, mais, d’un autre côté, la condition humaine étant fondée sur l’erreur et l’interdit, cela provoque inévitablement la colère des dieux et le malheur de l’humanité. Enfin, les humains étant dotés d’un pouvoir supérieur capable de provoquer un déséquilibre, l’harmonie générale est remise en cause. Furieux, Zeus décide de punir le Titan pour ce vol en le bannissant. Prométhée est enchainé à un rocher et Zeus envoie un aigle pour manger son foie ; pire encore, le foie allait se reformer chaque nuit et l’aigle revenir chaque jour et le faire souffrir.
Ce mythe éclaire la condition humaine et le destin particulier de l’être humain au sein de la nature. Il décrit l’irruption de l’erreur et du mal en tant que principe s’opposant aux dieux. Le thème est celui de la chute de l’humanité et sa démesure, des tribulations de la civilisation et des nations [groupes sociaux établis sur un territoire défini et présentant une unité historique, politique et culturelle]. Prométhée et Épiméthée sont deux frères qui se ressemblent, mais qui symbolisent aussi un dualisme. Ils ont tous deux la volonté de bien faire, mais ils succombent à l’étourderie et à l’erreur. Les Titans symbolisent les forces brutes de la Terre ayant tendance à se révolter contre les forces de l’esprit (contre Zeus). Épiméthée a voulu travailler séparément à la création des espèces, tout faire tout seul. On peut imaginer que si les deux frères avaient travaillé ensemble, ils n’auraient probablement pas fait le fameux oubli. Ce serait donc la désunion, symbole de l’avènement de la multiplicité, qui fonderait le mal. Le Prométhée militant a deux figures, la triomphante et la souffrante. Ainsi se dessine la condition humaine qui recherche le bonheur tout en étant confrontée à la mort et à la souffrance, aux misères et aux aléas de l’histoire. À la manière des grands mythes, le christianisme a porté la passion au sublime de sens, ainsi que les dialectiques de l’esprit. Il reconnaît Dieu non dans César, mais dans un prédicateur supplicié. C’est par la mort de Dieu sur la croix, comble du malheur et de l’injustice, qu’il fait éclater les sagesses rationalistes et accomplit le sens suprême de ce non-sens ultime. Un Dieu bien différent d’un Yahvé courroucé et jaloux, un Dieu qui prend tout le mal sur lui, promesse d’une espérance autrement impensable. En matière de spiritualité, jamais une soi-disant connaissance objective des faits n’abolira le choix libre par amour. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de l’esprit scientifique, mais de souligner que la connaissance spirituelle se situe sur un autre plan.
À la semaine prochaine.
Robert Clavet, Ph.D. Ph. LaMetropole.Com