Alors que le mot Logos était notoire dans tout l’Orient méditerranéen, saint Jean l’introduit d’une manière créatrice dans le christianisme naissant et lui donne un sens particulier comme synonyme de « Sagesse » ainsi qu’une résonnance nouvelle en référence à Jésus-Christ qu’il exprime ainsi : « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ». Plus tard, le Fils, le Saint-Esprit et le Père aimant (en ceci qu’il donne son Fils unique pour le salut du monde), auxquels s’ajoute Marie, mère de Dieu, exprimeront le ressouvenir de l’Anima céleste, présente de toute éternité, bien qu’elle eut été oubliée. Mais, malgré le non-dit à propos de l’hypostase féminine chez les chrétiens, le culte marial va finir par prendre beaucoup d’importance chez les orthodoxes et les catholiques. La virginité de Marie, qu’il faut comprendre mythiquement, est reconnue dès la fin du IIIe siècle, mais il a fallu attendre en 431, au concile d’Éphèse, pour qu’elle soit désignée Mère de Dieu (Théotokos). Puis, à partir de 476 dans l’Orient chrétien, le culte officiel de Marie commence à se diffuser. Au Ve siècle, la mère de Dieu devient la protectrice de l’Empire byzantin. Au IXe siècle, la Vierge devient en Occident « Reine des cieux », placée au sommet de la hiérarchie des anges dans un système de représentation où le ciel et la terre sont en correspondance. Au IXe siècle, surtout en Occident, s’impose la figure de Marie médiatrice. C’est elle qui intercède pour réintroduire les personnes de bonne volonté dans la grâce. Sa maternité spirituelle va engendrer de nombreux ordres et patronner confréries, cités et universités. Depuis l’ingérence de l’empereur Constantin en 325, l’Église catholique, désormais intéressée au pouvoir terrestre et se considérant elle-même épouse et mère, ne put empêcher le peuple d’accorder une très grande d’importance au culte marial et finit par s’en accommoder. La révélation de la Sagesse, de la Sophia, de l’amour de Dieu, signifie que l’humanité ne doit plus s’anéantir devant la figure d’un Yahvé dont le courroux menace, mais, au contraire, être sauvée par une initiative divine et s’engager dans un processus de divino-humanisation. Le nouvel homme, le deuxième Adam, n’a pas été engendré directement par la main du Créateur, mais naquit des entrailles d’une femme appartenant à l’humanité, une seconde Ève, Reine céleste et mère du Fils divin qui ne possède pas de père humain et dont la postérité écrasera la tête du serpent. Le caractère immaculé de Marie, médiatrice entre Dieu et les êtres humains, appuie l’idée qu’elle incarne l’archétype de la Sophia. D’une part, Jésus-Christ est une créature de la terre, comme Adam, c’est-à-dire assujetti à la douleur et à la mort, mais, d’autre part, contrairement à Adam, il est Dieu Lui-même. Tout en étant le fils de Marie, il est le Logos [indissociable du Noûs, de l’Esprit] qui, au même titre que la Sophia, est l’un des artisans de la Création. L’univers manifeste Dieu d’une façon voilée, mais l’idée que « Dieu devient homme » n’est rien de moins qu’un bouleversement fondamental de la vision de la Création.
On se souvient que, dans Job, Yahvé est grisé par sa puissance et la grandeur de sa Création. Il se fait complice des entourloupettes du Satan et est peu intéressé aux lamentations des êtres humains. Il semble privé d’omniscience et avoir oublié la Sophia. À partir de l’avènement du Christ, Messie universel, Sauveur de tous les êtres humains, la conception de Dieu va changer dans tout l’Occident, à l’ouest comme à l’est. Figure entrevue par de nombreux mythes et par des révélations païennes, elle est présente de toute éternité et habite l’inconscient collectif. La naissance du Christ est caractérisée par les manifestations qui accompagnent habituellement les naissances de héros : prédiction, annonciation, procréation divine au sein d’une vierge, coïncidence avec la conjonction de Jupiter, Mars et Saturne dans le signe du Poisson [qui signifiait l’introduction d’une ère nouvelle], la naissance d’un roi, la persécution du nouveau-né et la fuite de celui-ci dans la clandestinité, le dénuement qui entoure sa naissance, etc. Le thème de la croissance de l’enfant-héros est encore reconnaissable à la sagesse dont il fait preuve à douze ans dans le temple et à son esprit d’indépendance envers ses parents. Jésus-Christ, Dieu et homme, au moment de son cri sur la croix : « Mon Dieu, mon Dieu, pourquoi m’as-tu abandonné ? », fait, à son paroxysme, l’expérience de l’homme mortel. Mais, se demande Jung, comment a-t-il pu reprocher à son Père de s’être éloigné, de l’avoir abandonné ? Certes, il s’agit d’un homme en proie à une douleur physique extrême. De plus, après avoir passé sa vie à offrir son amour, le voilà abandonné, à commencer par ses disciples. Comment ne pourrait-il pas être bouleversé par ce refus de l’amour qui va jusqu’à son martyr et sa mort ? Ne peut-on pas penser que Jésus-Christ, pour assumer sa condition d’homme jusqu’au bout, en soit venu à ressentir l’éloignement du Père, tout comme Job a vécu l’abandon de Yahvé ? Ce cri est un ultime acte d’amour où, symboliquement, Dieu Lui-même quitte sa condition divine pour entraîner l’humanité à sa suite, et où l’essence humaine atteint au divin. Cet instant suprême étant tout aussi divin qu’humain, c’est là, pense Jung, que la réponse à Job est donnée. Bien que l’on perçoive l’humain, le divin est tout aussi présent, les deux plans formant une unité. Il faut se rappeler que le mythe n’est pas une fiction, car il est composé d’éléments qui se répètent constamment, d’éléments métahistoriques. Le mythe survient à l’être humain et se produit en lui, et certains êtres humains ont un destin mythique. Le fait que la vie de Jésus-Christ soit à un haut degré imprégnée de mythe, qu’elle soit elle-même un mythe n’infirme en rien sa réalité. Au fond, c’est tout le contraire, car le caractère mythique d’une vie exprime précisément qu’elle a une portée humaine universelle, inscrite en l’éternité. Psychologiquement, explique Jung, il est parfaitement possible qu’un archétype présent en l’inconscient collectif s’empare totalement d’une personne et empreigne sa destinée. La vie de Jésus-Christ est précisément comme elle doit être pour être à la fois la vie d’un être humain et celle d’un dieu.
L’enseignement de Jésus n’a pas visé à fonder une religion ; bien au contraire, c’est justement la force créatrice non conformiste de celui-ci qui l’a conduit à la crucifixion. En s’opposant au Temple de Jérusalem, le prédicateur de Galilée illustre son désaccord avec une médiation considérée comme une imposture. Il remplace la soumission à des vérités institutionnalisées par une attitude existentielle, par une confiance qui fait foi, vécue comme ouverture à la transcendance et au prochain. Tôt après sa mort, il y eut une discontinuité entre son enseignement et les développements du christianisme. Dans les évangiles de Luc et de Matthieu, rédigés entre ~65 et ~90, on découvre que Jésus enseignait que le Royaume de Dieu est déjà là, qu’il est parmi nous, accessible par un choix libre, sans la nécessité d’une autorité extérieure. Il se faisait comprendre à l’aide de paraboles dont la trame se tisse essentiellement dans la vie quotidienne, mais dont le sens profond est une invitation à vivre une liberté nouvelle dans un monde où chacun est reconnu comme son prochain. Par exemple, l’enfant prodigue et son frère aîné avaient en commun de n’avoir pas compris qu’ils étaient fondamentalement libres. L’un avait cru devoir s’éloigner de son père pour trouver la liberté et vivre sa vie, et l’autre devoir rester aux côtés de celui-ci au prix de sa liberté. Le premier rentre d’un pays lointain où il s’était imaginé pouvoir mieux se réaliser, mais la famine, due à sa prodigalité [à sa largesse dépensière], l’avait finalement amené à envier le sort des serviteurs de son père. Le second revient des champs avec le sentiment du devoir accompli, mais, en arrivant à la maison, il constate que son frère est en train de recevoir une reconnaissance qui, à ses yeux, aurait dû lui revenir. Pour lui, le père incarnait l’autorité à laquelle il fallait se soumettre, et la fête organisée pour le retour de son jeune frère signifiait l’échec de son obéissance. Or le père n’incarnait ni l’autorité ni la loi : en lui tout était présence et don. À n’importe quel moment, le fils aîné aurait pu agir par amour, selon son choix, en toute liberté ; et le fils prodigue, avoir la conviction d’être resté dans le cœur de son père, même s’il avait décidé de s’éloigner physiquement. Le père invite ses deux fils à faire la fête, c’est-à-dire à célébrer la vie. Le conte ne porte aucun jugement moral. Il n’établit aucune hiérarchie basée sur l’autorité. Le père avait donné sa part d’héritage à l’enfant prodigue sans poser de question et l’avait laissé partir. À son retour, il l’accueille avec joie sans demander de compte et fête son retour sans poser de conditions. Puis, il part à la rencontre du fils aîné et l’invite sans lui faire de reproches à participer à sa joie et à sa liberté. La vie ne va pas au mérite ni n’obéit à une logique de la rétribution [d’une récompense, d’un salaire]. Elle est un don qui s’adresse à la liberté, et la vie spirituelle ne nécessite pas une médiation provenant d’une autorité extérieure.
L’homme de Nazareth introduit dans l’histoire de la pensée l’idée que la relation à Dieu fait de la personne humaine un être libre, créateur et responsable. Il donne une signification nouvelle au mot « Royaume », à savoir une puissance de transformation, une force libératrice à l’œuvre dans la vie de tous les jours. Ce Royaume ne surgit pas comme un événement nouveau faisant suite à sa parole : cette puissance de libération est merveilleusement et secrètement déjà là. N’étant « pas de ce monde », il ne s’agit pas d’une réalité temporelle signifiant par exemple une fin de l’histoire ou l’avènement d’un ordre futur, mais d’une présence transcendante inscrite dans l’éternité dont la dynamique libératrice montre la vérité. Le symbole du Royaume est donc illustré par l’espace de liberté et de confiance qui se manifeste bientôt concrètement dans la reconnaissance gratuite des tablées, reconnaissance réciproque et universelle illustrant la possibilité d’une identité nouvelle. Les tablées de Jésus dévoilent la présence du Royaume, sans médiation, par un simple appel à la confiance, présence réelle de la transcendance, don d’éternité dans le temps présent ; mais plusieurs n’y ont vu que l’impertinence scandaleuse d’un original sans foi ni loi. Le mouvement créé autour de Jésus a fini par entrer en conflit avec les docteurs de la loi et avec l’institution centrale du Temple de Jérusalem. Jésus déplace les instances de responsabilité de l’extérieur à l’intérieur du sujet : l’âme est le lieu de la rencontre avec ce qui a vraiment de l’importance. Il refuse de reconnaître l’autorité d’une loi comme expression normative d’un exclusivisme religieux. Ses disciples n’ont pas pour vocation d’exercer un pouvoir que leur conférerait une administration religieuse. Les critères de responsabilité de chacun sont fournis par l’exigence d’une confiance et d’une reconnaissance inconditionnelle de l’autre, qui se fondent sur la certitude en la présence réelle de la transcendance, en l’amour inconditionnel de Dieu, en la puissance transformatrice de sa reconnaissance inconditionnelle et de sa gratuité.
À la semaine prochaine.
Robert Clavet, Ph.D. Ph. LaMetropole.Com
Photo principale : Le prédicateur de Galilée