En matière de spiritualité, jamais une soi-disant connaissance objective des faits n’abolira le choix libre par amour. Il ne s’agit pas de minimiser l’importance de l’esprit scientifique, mais de souligner que la connaissance spirituelle se situe sur un autre plan. Il est en effet des vérités de l’âme qui ne sauraient être objectivement démontrées. S’il n’en était pas ainsi, tous les témoignages qui ne sont pas vérifiables, c’est-à-dire la plupart, tomberaient inévitablement sous le couperet de la critique scientifique. C’est le cas de plusieurs éléments de la Bible qui sont scientifiquement impossibles. S’il s’agissait par ailleurs de miracles prétendus, ils seraient tout autant exposés au doute. La dimension spirituelle s’affirme par elle-même comme événement de l’âme dans sa dimension la plus élevée et peut se prolonger dans une symbolique de l’expérience. Les miracles ne font qu’interpeller la raison de croyants peu portés à vivre expérientiellement la dimension spirituelle. Les événements miraculeux ne sont que des produits de remplacement de la réalité de l’esprit. Même s’il peut y avoir des manifestations matérielles inexpliquées, ces dernières ne peuvent remplacer la reconnaissance libre et créatrice de l’esprit comme expérience intérieure. Le lien entre la conscience et la spiritualité passe par des analogies qui évoquent une réalité ineffable sur le plan de l’unité et de l’éternité. Lorsque nous prononçons le mot « Dieu », nous recourons à une image ou à un concept qui, au long des temps, a subi de nombreuses métamorphoses. Notre entendement n’est sûr que d’une chose, c’est qu’il manie des images, des représentations qui dépendent d’une imagination créatrice qui se déploie dans un certain contexte. Ces images reposent sur quelque chose de transcendant par rapport à la conscience, sous la forme de quelques rares modèles que Jung appelle « archétypes ». Ceux-ci sont des formes a priori de représentations renfermant un thème universel structurant la psyché commun à toutes les cultures, mais figuré par différents symboles selon les époques et les lieux.
Les représentations spirituelles et religieuses sont largement constituées d’images anthropomorphes qui ne sauraient résister à la critique scientifique, mais qui reposent sur des archétypes numineux. Formé par Rudolph Otto, le terme « numineux » exprime la majesté et la puissance de ce qui, dans l’être humain, manifeste une Présence sans représentation précise que d’aucuns disent être divine. Les archétypes sont des soubassements émotionnels qui se montrent impénétrables à tous les efforts de la raison critique. On peut se fermer à cette vie psychique mais, chez qui la reconnait comme évidence et dynamique intérieures, celle-ci ne se laisse en aucun cas réduire à néant par des preuves. Incidemment, les récits bibliques sont des manifestations de l’âme individuelle et communautaire et prolongent des mythologies antérieures, et non le seul compte rendu d’histoires objectives. Les manifestations de l’âme traduisent des réalités complexes constitutives de la conscience, qui prennent leur source dans l’inconscient. Jung parle d’archétypes de l’inconscient collectif, qui ont un air de parenté avec les thèmes mythologiques. De telles représentations ne sont pas le fruit d’inventions, mais jaillissent pour ainsi dire toutes faites, comme dans les rêves. La puissance de ces images est telle qu’on a le sentiment en les évoquant de non seulement élever notre esprit vers la Réalité suprême, mais de La relier à l’existence par la parole, de La rendre communautairement réelle pour des consciences ayant une communauté d’expérience. On ne peut se représenter la réalité spirituelle, et a fortiori Dieu, qu’en utilisant des images nés spontanément, souvent consacrées par la Tradition, dans une sorte de communauté de l’esprit. Cependant, le bon sens naïf, en s’en tenant au premier degré, sans tension existentielle, ne perçoit que des mots, des images et des récits, et croit qu’ils sont des faits objectifs.
Dans son livre intitulé « Réponse à Job » (Paris, Buchet/Chastel, 1964), Jung note que le livre de Job se trouve à une époque sensiblement proche du livre des Proverbes. Or, poursuit l’auteur, nous trouvons dans ce dernier des traces de l’influence grecque qui auraient possiblement transité par l’Asie Mineure ou par Alexandrie. L’une de celles-ci est l’idée de la Sophia [la Sagesse de Dieu], « Esprit de Dieu » symboliquement féminine, coéternelle et préexistante à la Création. Dans Proverbes (8 : 22-31), on peut lire : « Yahvé m’a créée au début de ses desseins, avant ses œuvres les plus anciennes. Dès l’éternité je fus fondée, dès le commencement, avant l’origine de la terre. Quand l’abîme n’était pas, quand n’étaient pas les sources jaillissantes, je fus enfantée. (…) Quand Il affermit les cieux, j’étais là. (…) …quand Il affermit les fondements de la terre, j’étais à ses côtés comme la maître d’œuvre, faisant ses délices, jour après jour, m’ébattant tout le temps en sa présence, m’ébattant sur la surface de la terre et mettant mes délices à fréquenter les enfants des hommes. ».
Appartenant à la tradition sémitique, la Sophia partage déjà certaines qualités essentielles avec le Logos johannique (le Verbe ; la Parole créatrice, indissociable de l’Esprit). On trouve déjà la présence de celle-ci, remarque Jung, dans un texte datant d’environ 200 ans av. J.-C. dit « Sagesse de Jésus ben Sira », aussi appelé l’Ecclésiastique [cela tient au fait que les premières communautés chrétiennes s’en servaient pour l’instruction des nouveaux baptisés]. Sophia y dit d’elle-même (24 : 3-18) : « Je suis issue de la bouche du Très-Haut et, comme une vapeur, j’ai couvert la terre. J’ai habité dans les cieux et mon trône était une colonne de nuée. Seule j’ai fait le tour du cercle des cieux, j’ai parcouru la profondeur des abîmes. Dans les flots de la mer, sur toute la terre, chez tous les peuples et toutes les nations, j’ai régné. (…) Avant les siècles, dès le commencement, Il M’a créée, éternellement je subsisterai. Dans la tente sainte, en sa présence, j’ai officié ; c’est ainsi qu’en Sion je me suis établie, et que dans la cité bien-aimée j’ai trouvé mon repos, qu’en Jérusalem j’exerce mon pouvoir [« Sion » est une ancienne forteresse de la cité de Jérusalem. Ce mot prit un sens de plus en plus spirituel : aussi appelé « la ville de David », il désigna notamment le Temple de Jérusalem puis la ville tout entière, le pays de Juda et enfin le peuple d’Israël dans son ensemble]. (…) J’y ai grandi comme le cèdre du Liban, comme le cyprès sur le mont Hermon. (…) J’ai étendu mes rameaux comme le térébinthe [arbre commun en Palestine, parmi ses plus robustes et majestueux], ce sont des rameaux de gloire et de grâce. Je suis comme une vigne aux pampres charmants [branches portant des feuilles], et mes fleurs sont des produits de gloire et de richesse. Je suis la Mère du pur amour, de « la crainte », de la connaissance et de la digne espérance, je suis donnée à tous mes enfants, de toute éternité à ceux qui ont été désignés par Lui. » [Notons que « la crainte de Dieu » suit le développement des consciences : il va de la peur devant une puissance redoutable, comme le Yahvé de Job, à une attitude de cœur inséparable du pur amour, de la connaissance et de la digne espérance. Plutôt que de la crainte, les traductions récentes parlent de préférence du respect profond de Dieu ; et plutôt que « craindre Dieu », elles utilisent préférablement le verbe révérer, synonyme de vénérer, honorer, glorifier et respecter.]
Pour revenir au livre Réponse à Job, dont je rends compte en son fond et non en sa forme, Jung poursuit ses commentaires sur le texte tiré de l’Ecclésiastique en expliquant que, comme « Esprit et Sagesse de Dieu », la Sophia a, au commencement, présidé au surgissement des profondeurs. Elle imprègne le ciel et la terre et toute créature ; comme le Saint-Esprit, la Sagesse est donnée en présent à tous les élus de Dieu. Il insiste sur le fait que « le Logos de l’Évangile selon Jean, lui correspond pour ainsi dire trait pour trait » (Réponse à Job, p. 68). « Logos ». « Verbe » avec l’idée de « Parole créatrice » et de « Sagesse inspirée », renvoient à la figure de Jésus-Christ, fils de Marie, l’épouse de Dieu. Chez les Néo-Platoniciens déjà, le « Logos » était considéré comme un intermédiaire entre Dieu et le Monde. Jung fait remarquer qu’on trouve aussi l’idée de Sagesse dans le Livre de la Sagesse [100 à 50 ans av. J.C.] où on voit apparaître encore plus clairement la nature spirituelle (pneumatique) de la Sophia, qui fait penser au Saint-Esprit comme Hypostase [Personne] de la Trinité : « La Sagesse est un esprit qui aime les hommes » (1 : 6), « ami des humains » (7 : 23); elle est « l’ouvrière de toutes choses » (7 : 21) (…). « En elle, en effet, habite un esprit intelligent, saint » (7 : 22). Elle est un souffle de la puissance divine, une effusion toute pure de la gloire du Tout-Puissant » (7 : 25), « un reflet de la lumière éternelle, un miroir sans tache de l’activité de Dieu » (7 : 26), un être « subtil » qui « traverse et pénètre tout grâce à sa pureté » (7 : 22-24) ». Elle est en commerce intime avec Dieu, « le maître de l’univers l’a aimée » (8 : 3), car « qui plus que la Sagesse est ouvrière de l’univers ? (8 : 6). Elle est envoyée « des cieux majestueux » et « du trône de gloire » de Dieu (9 : 10) comme son « Esprit saint » (9 : 17). En tant que (…) conductrice des âmes, elle mène vers Dieu et assure l’immortalité (6 : 18, et 8 : 13).
Ce que Jung a traité dans Réponse à Job, c’est de la découverte des structures transcendantes de la conscience, dont les attaches s’enracinent dans l’ensemble de ses recherches sur les symboles comme mystère de la délivrance de l’âme, laquelle s’accomplit par sa naissance à elle-même, ce qu’il appelle l’individuation [de « in-divis » : ce qui n’est pas divisé. (Cela fait penser au thème de l’unification des « moi » concomitants et en conflit, vers le Soi, vers ce que nous sommes vraiment)]. La figure culminante de ce mystère de la délivrance, qui implique une modification de l’idée de Dieu, est celle de la Vierge Sophia comme Anima céleste. Jung s’est ainsi donné pour tâche d’analyser les conditions qui mettent l’âme en présence de Celle-ci, c’est-à-dire ce qui se passe dans l’âme lorsqu’il arrive que la Sophia (la Sagesse de Dieu) se révèle. Avec les éclats de son courroux et sa méfiance jalouse, le Yahvé du livre de Job montre un Dieu symboliquement essentiellement masculin (l’Animus), et donne l’impression de l’absence totale de la Sophia (de la Sagesse). Malgré tout, Job discerne une sagesse en Yahvé : dans la profondeur de son âme, ce n’était plus possible que le Dieu « juste » continuât à perpétrer Lui-même des injustices, que le Dieu « omniscient » et « tout-puissant » continuât à se comporter comme une créature inconséquente. Pour cela, la conscience devait se ressouvenir de la Sophia. Quiconque reconnaît Dieu, agit sur Dieu en ce sens que Celui-ci ne peut prendre figure d’existant que pour des consciences, car sa nature profonde en tant qu’Unitotalité se situe sur un plan qui précède et transcende l’existence et la multiplicité, sans laquelle la conscience de quelque chose dans sa différence avec d’autres choses est impossible. L’échec de la tentative de précipiter Job dans la déchéance a signifié une modification de l’idée de Yahvé; et à partir de l’histoire et des allusions contenues dans les saintes Écritures, Jung nous invite à reconstituer les conséquences de cette modification. Pour ce faire, il nous fait remonter aux premiers temps de la Genèse et, en particulier, à l’homme originel d’avant la Chute.
À la semaine prochaine.
Robert Clavet, Ph.D. Ph. LaMetropole.Com
Photo principale : Les trompettes de Jéricho.