L’écrivain britannique Salman Rushdie a survécu à l’attentat dont il a été victime lors d’une conférence qu’il donnait au centre culturel de Chautauqua, dans l’État de New York, vendredi 12 août 2022. Un miracle ? Musulman non-croyant et non-pratiquant, Salman Rushdie ne dirait certainement pas les choses comme ça. Et pourtant, sa survie, depuis la fatwâ que l’Ayatollah Khomeini a prononcé contre lui en 1989 après la publication de son quatrième roman – Les Versets sataniques – pourrait aussi être qualifiée de miracle. La littérature, décidément, sauve de tout. Quand elle ne vous tue pas.
Touché par une dizaine de coups de couteau dans le cou et à l’abdomen, il a été opéré puis placé sous respirateur artificiel pendant plusieurs jours. Rescapé, il risque de perdre un œil, l’usage d’un bras aux muscles sectionnés et son foie a été lacéré à divers points. Pourtant, en se réveillant, Salman Rushdie aurait, selon son fils, aussitôt fait une blague, cynique et féroce, sur un ton que ses proches lui connaissent. Ce qui les a rassurés. Cynique et féroce, bien oui, mais quoi dire d’autre, se demande-t-on…
Son agresseur, lui, est resté coi lorsqu’il a été déféré devant un juge au lendemain de l’attentat qu’il avait minutieusement prémédité. Américain d’origine libanaise, âgé de 24 ans, il se serait radicalisé sur internet. Et agi seul. Le gouvernement iranien s’est dépêché de démentir vigoureusement tout lien avec cet individu, commis donc par ce que l’on nomme maintenant « un loup solitaire », un de plus, fidèlement au modus operandi préconisé par Daesh et Al-Qaïda : agir seul, par surprise, avec des armes blanches, et tuer le plus possible. La liste est longue, on ne la refera pas ici. Encore la force de l’obscurantisme en marche.
Rushdie a 75 ans, son agresseur 24. Ce dernier est donc né quelque dix ans après la fatwâ de mort prononcée en 1989 par l’Ayatollah Khomeini, et assortie d’une prime de 3 millions $ US. Est-ce cette somme qui a motivé ce jeune homme ? Peu importe. Ce qu’il importe plus de savoir est : a-t-il lu le roman ? La réponse est : pourquoi faire ? Les Croisés catholiques qui menèrent six croisades veules, sanguinaires et infructueuses avaient-ils lu la Bible ? Non seulement 98 % de la population était analphabète à l’époque, mais de plus, s’ils avaient lu la Bible, ils auraient su que tout dans le saint livre des chrétiens interdisait l’hérésie que furent les Croisades. Les islamistes actuels qui prônent le fondamentalisme attentiste ont-ils lu le Coran ? S’ils l’avaient lu, ils sauraient que tout dans le saint livre des musulmans interdit de tuer son prochain, les premières victimes quotidiennes étant de surcroît des musulmans. Pourquoi prendre la peine de lire un livre, voyons donc ! quand il suffit de se revendiquer de l’interprétation qu’on en fait.
Pourquoi lire un livre, en l’occurrence Les Versets sataniques ? Peut-être parce que Salman Rushdie est un écrivain, précisément. Un écrivain qui a décidé, contre tous les dangers encourus, de continuer à l’être. Être écrivain, ne pas se taire, continuer à transmettre la vision du monde qui est la sienne. Dût-il le payer de sa vie. Est-ce arrogant, ou, selon les termes de Rushdie lui-même, «stupidement optimiste»? Et si c’était simplement l’application du sens donné à une vie ? Car si mourir arrive à tout le monde, mourir d’avoir renoncé au sens de sa vie, voire, pire, écrire pour ne rien dire, renier ses convictions, c’est mourir avant d’être mort.
Salman Rushdie n’a jamais renoncé. Après la fatwâ iranienne, il a vécu dix ans à se terrer vivant, lui et sa famille. Il a vécu sous pseudonyme, changé de lieu de vie sans arrêt, échappé à moult attentats, vu assassiner des libraires qui osaient vendre son roman, tout comme son traducteur japonais qui avait osé le traduire. Il a accepté la protection policière, la tension permanente, comme beaucoup trop d’autres journalistes et écrivains le font encore aujourd’hui. Et puis, au bout de dix ans, il a refusé tout cela, cette non-vie sous la menace dont le but premier était sans doute de finir par réussir à le faire taire. Et il ne s’est pas tu. Il a continué à écrire, à publier, à donner des entrevues, des conférences, à recevoir des prix. D’ailleurs, lors de la conférence de ce vendredi 12 août 2022 au cours de laquelle il a été sauvagement poignardé, il annonçait la sortie de son quinzième roman, Victory City, en février 2023. Aurait-il pu rêver de meilleure publicité ?
Dire cela est une joke cynique et féroce, comme apparemment Rushdie les aime. Car si tout le monde a entendu parler de la fatwâ de Khomeini, et connaît le titre Les versets sataniques, qui, mais qui donc, sait vraiment ce qu’il y a dans le roman ? Beaucoup de gens l’ont lu sans doute, mais cela fait très peu de personnes comparées au nombre de celles qui «connaissent» le roman et la fatwâ, mais en fait ne savent rien du tout du contenu, et ne s’y intéressent pas. Salman Rushdie, à plusieurs reprises, s’est publiquement plaint du fait que cette situation, cette excroissance étrangère à son propos, a complètement occulté non seulement le roman lui-même, mais l’ensemble de son œuvre. La fatwâ de Khomeini a produit une publicité qui a occulté le roman, l’œuvre et jusqu’à Salman Rushdie comme écrivain. Si ça c’est pas payer le prix fort, je ne sais pas ce que c’est … Et est-ce que ce n’est pas ça la pire des condamnations à mort?
Mais qu’y a-t-il donc dans ces fameux – et inconnus – Versets sataniques ? La réponse tient en trois paragraphes. Il y a trois paragraphes, que certains ont jugé provocateurs et impies, sur un roman de cinq cents pages. Trois paragraphes qui reprennent un épisode controversé de la vie du prophète Mahomet, un épisode appelé La prédication des versets sataniques. Ces versets racontent qu’au moment où Mahomet tenta d’établir le monothéisme à La Mecque, il se trouva en butte à l’hostilité des notables polythéistes de la ville. Selon cet épisode, le prophète Mahound (nom fictif dans le roman) aurait d’abord énoncé des versets autorisant d’autres divinités que le seul Dieu, et recommandé qu’on leur rendît un culte, avant de se rétracter. Ces versets auraient été inspirés par le diable, car seul Satan pouvait tolérer une telle indulgence vis-à-vis du paganisme polythéiste d’avant l’Islam. Pourtant cité par de nombreuses sources de la tradition musulmane, cet épisode, perçu comme une concession au polythéisme et une remise en question de la fiabilité de Mahomet, n’est pas accepté par certains courants de l’Islam.
À cette première offense à l’Islam fondamental, s’ajoute le fait que Rushdie met en scène, brièvement, dans Les Versets sataniques, le personnage d’un imam exilé d’un pays où il revient à la suite d’une révolution pour y dévorer son peuple. C’est cette allusion claire à Khomeini revenant en Iran pour faire sa révolution chiite intégriste après un exil en France (aux frais de l’État français à Neauphle-le-Château) qui explique la colère de celui-ci et l’acharnement de l’Iran contre l’écrivain. Il est interdit de remettre en question le monothéisme de Mahomet, de même le questionner ; il est interdit de critiquer un ayatollah de ce calibre. Ça ne vous rappelle rien? Toute la rédaction de Charlie Hebdo y est passée, et les rares qui ont survécu vivent une non-vie, protégés et cachés, tout comme l’a fait Rushdie, jusqu’à ce qu’il décide de ne plus le faire.
Mais, à part ça, Les Versets sataniques est un roman qui raconte les tribulations de deux jeunes Indiens qui tentent de devenir britanniques. C’est un roman de plus où Salman Rushdie développe les thèmes qui sont les siens : le déracinement, la douleur de la double culture, la quête identitaire, les préjugés vis-à-vis des étrangers, des immigrants, des non conformes. Lui, né britannique en Inde quelques semaines avant l’indépendance indienne de 1947, dans une famille riche et érudite de musulmans non pratiquants, a développé au long de tous ces romans ces thématiques issues de son propre vécu. De fait, il a toujours écrit contre les obscurantismes, et non pas contre telle ou telle religion. C’est un non-sens que de le penser. Les obscurantismes s’appellent xénophobie, communautarisme, repli sur soi, idées reçues, grégarité, hypermnésie, refus de l’altérité. Ce sont les poisons de nos sociétés, ici et ailleurs, hier comme aujourd’hui. La religion n’en est pas l’origine. La religion s’en nourrit. Salman Rushdie, qui en a souffert, s’en nourrit aussi, mais pour créer. C’est son terreau littéraire de prédilection, l’eau qu’il veut apporter à la société en analysant ces poisons antihumanistes.
On pense forcément, avec effroi, à Socrate. Le grand philosophe grec, dont la pensée audacieuse aurait disparu sans ses disciples Platon et Xénophon, n’a-t-il pas été condamné à mort pour ses idées ? Accusé par le tragédien Mélétos de corrompre la jeunesse, de nier les dieux de la cité et d’introduire de nouvelles divinités à Athènes, Socrate est condamné à mort en 399 av. J.-C. Socrate se défend contre l’accusation d’impiété, mais refuse que ses amis et élèves le défendent devant le tribunal. Il accepte la sentence et boit volontairement la ciguë. Le procès de Socrate est sans doute une référence fondatrice de nos sociétés occidentales et de ce que nous appelons aujourd’hui, un peu vite et souvent à toutes les sauces, la liberté d’expression. Celle que l’impertinent Voltaire aimait défendre ainsi : «Vos idées me répugnent, mais je me battrais à mort pour que vous puissiez les exprimer.» Cette phrase, on nous la fait, hélas, trop souvent à l’envers, battant à mort quiconque exprime ses idées.
De 2002 à 2008, j’ai été administratrice du Centre québécois de PEN international qui depuis 1924 défend les droits des écrivains emprisonnés et persécutés dans le monde pour leurs écrits. L’antenne canadienne du PEN (Poets, Essayists, Novelists et évidemment pen = stylo) a d’ailleurs été créée à Montréal en 1928. Salman Rushdie, et tant d’autres, en est évidemment une figure emblématique. Le dernier écrivain chinois a avoir reçu le prix Nobel de littérature n’est-il pas mort dans sa cellule ? Comme si de rien n’était. Quand on est membre de PEN on est souvent découragé, mais il est vital pour tous de continuer à se battre pour que puissent être exprimées les convictions.
A-t-on évolué depuis Socrate ? Depuis Voltaire ? Vraiment ? Beaucoup d’autres sont morts, mais Salman Rushdie survivra à cette tentative d’assassinat. Un miracle, merci dieu … et la médecine. Mais comme trop d’autres, moins célèbres que lui, il aura quand même payé le prix fort de l’obscurantisme que déclenche l’exercice rigoureux de la liberté d’expression, la liberté d’expression comme contre-pouvoir et comme chemin. Salman Rushdie aurait peut-être préféré être d’abord connu et reconnu comme écrivain tout court. Qu’on le reconnaisse comme un bon écrivain, qu’on parle de son écriture, de ses personnages, de sa structure romanesque, de son imaginaire nourri. Il se serait bien passé d’être d’abord «l’homme de la fatwâ». Il demeure cependant un écrivain debout, bien que couché, gravement blessé, dans un lit d’hôpital. Alors faut-il mourir pour ses convictions ? Ou plutôt vivre pour et par elles ?
Photo principale : La fatwâ de Khomeini a produit une publicité qui a occulté le roman, l’oeuvre et jusqu’à Salman Rushdie comme écrivain. Crédit photo : Salman Rusdhie, New York Times.