Kevin Lambert, Que notre joie demeure

Un homme en chemise noire se tient devant une porte, exhibant des éléments typiques de la Littérature québécoise. Un homme en chemise noire se tient devant une porte, exhibant des éléments typiques de la Littérature québécoise.

« Je n’ai pas de devoir à rendre. J’ai un livre à faire pour la Lumière qu’il me donnera » (1).

Je commence par cette phrase pour comprendre ce chef-d’œuvre écrit par un auteur de 30 ans. Un vrai metteur en scène. L’égocentrisme des riches et l’éthique. Il y a une vitalité dans son écriture qui le rend unique. Comment simplifier une œuvre aussi complexe ? La dimension dionysienne. Une célébration de l’écriture. Kevin Lambert évoque l’histoire de Céline Wochowski, architecte de renommée internationale âgée de 70 ans.

Céline la marginale

C’est une machine de guerre. Un combat de femme (le stratège féminisme). Elle évolue sur scène, dans les champs de bataille. C’est le jeu entre l’ombre et la lumière. Anarchiste sur un terrain de la résistance. La nature corruptrice du pouvoir et de la fatalité aliénante dans le marché libre. Cette femme cristallise tout le cynisme de l’Empire, de nos sociétés. « On m’a beaucoup critiquée, pas juste moi, tous les architectes de ce temps-là… Mais en m’informant là-dessus, en devenant plus indépendante financièrement aussi, j’ai pu changer les manières de faire. J’ai pu dire à des gens qui voulaient nous en passer de petites vites en transformant des appartements magnifiques, qui dataient parfois du XIXe siècle, en gros cubes modernes : ça, c’est non (…) » (p.137)

La métaphore suprême

Au chapitre 8, l’auteur évoque une zone de guerre, le virus, les travaux de réfection, le dernier été à porter le masque, la pénurie de logements, la hausse des loyers. La tragédie humaine du quotidien. Les statistiques abracadabrantes sur le 1 % et le 99 % (je souligne). Les grandes parades de citoyens. Les bombes lacrymogènes. Nous sommes au cœur de la réalité. L’éclair pur comme l’étincelle qui allume l’extrême tension. L’insouciance (ce vide déchirant). La passion cynique. Le Soi-même démuni. Le dérèglement entre l’art et la politique. La célébration de Thanatos. Lambert s’y donne à cœur joie. « L’architecture est un milieu globalement machiste et raciste, dont les pratiques sont conservatrices, malgré un vernis de modernité » (p.173). Et il y a le discours ambiant (la culture importée des campus américains. Les théories du complot ou « le défoulement verbal pour white-angry-heterosexual-males in rut » [p.189]. La vie d’aujourd’hui et ses paradigmes [la civilisation du jeu, du culte, du style, des idoles]. Le livre « À la recherche du temps perdu » devient « la conscience du dessous » [Bobin]. Une chambre pour l’âme fuyante. Les longues phrases de Proust dansent dans la tête de l’architecte mais aussi dans celle de l’auteur, grand admirateur de Marie-Claire Blais.

Marcel Proust

Le précieux de Kevin

Kevin s’amuse. Il est inépuisable. Son écriture est intense. Aucun temps mort. Il y a plusieurs livres dans sa tête. Il écrit comme l’enfant joue. Il s’arrête sur « Le Côté de Guermantes » [2]. Il fait des amalgames avec l’aristocratie, de l’époque de Proust jusqu’à maintenant. Il parle du sort des homosexuels, évoquant l’amant de Patti Smith [Robert Mapplethorpe] ou Jean Cocteau. Il y a des phrases lumineuses, ici et là. « L’aveuglement idéologique fonctionne de cette manière, on se persuade par toutes sortes de rituels que notre point de vue est le bon » [p.298] ou ceci : « On se cherche un maître, un maître qui défende nos idées pseudo-progressistes » [p.309]. Kevin se transforme en conteur de récit pour enfant sur presque dix pages. Je lis tout ça dans l’escalier. Je redeviens enfant. Ma chambre est un château de sable, loin des petites misères du monde. Décidément, Céline éblouit. C’est un conte qui remonte à l’enfance [p.324]. Plusieurs sous-entendus, des analogies [les années d’Université comme une deuxième enfance, je suis d’accord avec son hypothèse]. Il y a tant à dire sur ce livre. On appelle ça de la subjective créativité. René Char en parle dans ses poèmes. (3)

Une signature personnelle

Au centre de l’œuvre, l’exégèse du monde qui devient poème. Kevin est un archéologue des mots ; il écrit en amont. La topologie d’un texte infini avec une signature personnelle. La quête fusionnelle entre le pouvoir politique et la poésie de son écriture m’a tenu en haleine tout au long du récit. Je l’avoue, j’ai un amour profond pour l’auteur et son roman. C’est brillant avec une narration presque subliminale.

Notes

1. Christian Bobin, L’épuisement. Folio 2015.
2. Marcel Proust, Le Côté de Guermantes est le troisième tome de  À la recherche du temps perdu. Publié entre 1920 et 1921.
3. Pour des raisons personnelles, j’ai pensé à Commune Présence de René Char. Le long poème La bibliothèque est en feu. Les livres qui s’introduisent avec souplesse dans nos jours [p. 232]. Le livre de Lambert est un torrent.

Tu aimeras ce que tu as tué, Montréal, Éditions Héliotrope, 2017, 216 p.
Querelle de Roberval, Montréal, Éditions Héliotrope, 2018, 288 p.
o Nouvelle édition française sous le titre Querelle, Paris, Le Nouvel Attila, 2019, 256 p.
● Que notre joie demeure, Montréal, Éditions Héliotrope, 2022, 384 p.

Mains LibresLe Pois Penché

Ricardo Langlois a été animateur, journaliste à la pige et chroniqueur pour Famillerock.com