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Entrevue avec la poétesse québécoise,  Nancy Reichl Lange

Nancy Reichl Lange donne une interview en chantant dans un micro. Nancy Reichl Lange donne une interview en chantant dans un micro.

Entrevue avec la poétesse québécoise, Nancy Reichl Lange, lors de sa venue à Carcassonne dans le cadre d’une résidence artistique [1] (juillet 2022).

Remerciements à Gilles Plas (artiste verrier) pour la mise à disposition des salons de sa demeure (Le Domaine de la Porte de fer à Carcassonne) et à Odile Proust pour avoir facilité  l’interview.

Nancy Lange est une artiste pluridisciplinaire. Poète, autrice, chroniqueuse littéraire (traductrice de l’anglais en français, mais également de l’image aux mots), conceptrice de soirées de poésie participative, animatrice d’ateliers d’écriture, elle est également présidente fondatrice du regroupement d’auteurs « R.A.P.P.E.L : Parole-Création » à Laval. L’écrivaine, qui intègre souvent dans son travail des œuvres picturales, se définit comme « une femme pont » entre les gens, les disciplines et les langues. Elle a déjà publié plusieurs recueils de poésie [2]  et fut lauréate, dans la catégorie Grand public, du prix prestigieux La Part du Lion lors de la cinquième édition des Grands Prix littéraires Le Nord en 2013 (elle fut également finaliste du Prix Félix-Antoine Savard [3] — pour ses textes publiés dans la revue Exit [4] — et du prix CALQ [5], artiste de l’année à Laval en 2022). La poétesse a été sélectionnée par le Conseil nordique des ministres [6] pour effectuer une mission culturelle en Islande afin d’établir des échanges bilatéraux de résidences littéraires sur trois ans dans les domaines du roman de la poésie et de la littérature pour la jeunesse [7]. Femme d’engagement, elle s’implique et milite dans le domaine social et écologique ; elle soutient ainsi ardemment la cause de l’eau (qui est de plus en plus menacée sur tous les continents par le réchauffement climatique et les pratiques humaines) :

 

« Au début était l’Eau

 nimbé de mystère

 du néant émergé

tu pris pied en ce monde

 enfant d’eau

 comme nous tous

 de ta tête d’humain

 aux océans que tu voyages

 inconscient aquarium

 reconnaîtras-tu un jour

la mer en toi

 te choisiras tu

 clameras-tu haut et fort

 la défense du trésor liquide

 toi le porteur d’eau [8] ».

1) Bonjour Nancy, comment êtes-vous entrée en poésie ? Lors de divers entretiens, vous indiquez que vous avez commencé à écrire de la poésie très jeune et que l’un des déclics fut la découverte d’un extrait d’un poème (« La Rolla ») d’Alfred de Musset intitulé également « La cavale sauvage ». Pouvez-vous préciser ce qui vous avait ému alors dans ce texte ? D’autres « remous majeurs » ont-ils contribué à influencer votre plume dans votre parcours d’écriture ?

Je n’ai pas souvenir d’une quelconque époque où je ne lisais pas, où je n’écrivais pas, c’est comme si l’écriture avait toujours fait partie intégrante de ma vie. « C’est comme l’air en mes poumons, le sol fait pour y courir [9] ». L’écriture a toujours été là et a toujours pris une place très importante. Je lisais beaucoup étant petite, j’avais toujours une pile de livres qui était aussi haute que ma chaise d’enfant et je lisais continuellement. Et c’est lors de la dernière année du primaire que j’ai découvert « la Cavale sauvage [10] ». Ce texte m’avait bouleversée avec l’image de ce cheval-là qui est dans le désert, qui aspire tellement à la liberté qu’il préfère se laisser mourir plutôt que de devenir un cheval domestique, son incroyable désir de liberté. C’est aussi l’image du désert comme un être vivant, d’un être en transformation qui est le parent du cheval libre ; c’est pour moi un début de conscience du monde poétique où les choses peuvent se métamorphoser complètement et aller vers l’allégorie qui est quelque chose qui n’est pas de l’ordre de la réalité concrète, mais de l’ordre d’une émotion que l’on peut ressentir. Parmi mes autres chocs poétiques, l’œuvre d’Anne Hébert [11] ; c’est la première femme poète que j’ai lue avec ravissement ; puis ce fut la découverte en deuxième secondaire de « Poèmes » (petit opus beige bordé de rouge publié aux Éditions du Seuil et portant un titre qui n’en était pas un), j’ouvris ce livre comme on pousse la porte d’un autre monde et en y entrant je me retrouvai chez moi [12]. De poésie en romans, Anne Hébert n’aura eu de cesse de dire, souvent crûment, les violences exercées sur les femmes, les filles, les enfants, le bâillon dont on les accable aussi bien que les viols. Son influence sur les écrivains de la région est indéniable, ainsi lorsqu’il fut demandé à une centaine de poètes québécois des deux sexes et de tout âge, de citer le nom de femmes poètes disparues et ayant exercé une nette influence sur leur travail, le nom d’Anne Hébert s’est largement imposé [13].

2) A 18 ans, vous écrivez et vous parlez en alexandrins, ce qui ne devait pas être aisé pour communiquer avec autrui. Cette posture s’exerçait-elle finalement en catimini ?

« Oui j’avais une amie, c’est la personne avec ma mère qui m’a appris à voir. On passait beaucoup de temps ensemble, on marchait toutes les deux la nuit ; c’est quelqu’un qui parlait peu, une personne très  visuelle. J’ai appris avec elle à voir les couleurs dans le ciel la nuit, j’ai appris toutes les subtilités de la couleur que ce soit de jour comme de nuit et à entrer dans le monde du regard. On écoutait beaucoup de musique, des notes ou des pièces très marginales, que personne ne connaissait chez nous, comme Brigitte Fontaine, des textes surréalistes, très poétiques. Et moi au début du secondaire je lisais des textes d’Émile Nelligan [14] (avec qui j’ai pleuré à douze ans [15]) et également des pièces de théâtre classique. Parler en alexandrins (douze pieds), c’est une habitude que l’on prend, c’est comme parler en chanson ; c’était comme un jeu, c’est un apprentissage du rythme (peut-être que les jeunes aujourd’hui le font à travers d’autres formes comme le slam).

 3) Dans notre dernière publication, “Traduire les lieux, Origines [16]” (2021), vous évoquez avec beaucoup de subtilité et de tendresse des réminiscences personnelles liées aux lieux, à Laval, qui ont baigné votre enfance (l’Église de Sainte-Rose-de-Lima, des ponts, des rues dont celle des Patriotes [17]…) que vous reliez, par ailleurs, à la grande histoire collective sous forme de courts poèmes et de petits textes. Vous avez judicieusement inséré dans ce nouvel opus de splendides photographies de Robert Etcheverry (symboles religieux, rivières, arbres… [18]). Vous rendez également hommage dans une série de portraits aux petites gens (soulignant leur souffrance et leur résilience) et à vos ancêtres (la famille Thérien et Laliberté) qui sont venus s’installer au Québec, il y a plusieurs siècles. Quelles influences vos aïeuls ont-ils exercées sur votre existence ? Que vous ont-ils transmis ? Pensez-vous que l’on tire une partie de nos identités de nos racines familiales ?  

“Je pense que j’ai été très influencée par ma famille du côté maternel (mon père était d’origine autrichienne et je n’avais pas de famille de son côté).  Ma grand-mère était l’aînée de 16 enfants et  j’avais ainsi de nombreux grands-oncles et grands-tantes, des cousins et cousines ;  c’était  des gens qui venaient de la campagne et qui possédaient un très fort sens de la communauté. Dans la famille de mon grand-père, c’était tous des musiciens et des chanteurs. Quand on se réunissait chez mes grands-parents, il y avait toujours beaucoup d’effervescence, je passais beaucoup de temps dans leur chalet (tous les étés). On mettait tout en commun, on chantait et on jouait ensemble. Cela m’a donné l’importance de la communauté. Ma grand-mère a été très importante dans ma vie ; issue, comme je viens de le souligner, d’une famille nombreuse, c’est une femme qui a beaucoup travaillé à la ferme puis dans une manufacture. Elle s’est instruite elle-même et se tenait régulièrement informée de la vie politique. Très engagée sur le plan social, elle fut l’une des fondatrices d’une caisse populaire [19] (une structure sous forme coopérative qui avait vocation au début du XXᶱ siècle à soutenir économiquement les classes laborieuses en leur facilitant l’accès au crédit). Comme toutes les femmes de sa génération, c’était une femme chrétienne ; être pratiquante cela voulait dire pour elle pratiquer la charité chrétienne. Elle avait une joie de vie incroyable. Elle a fait tellement de choses (ainsi ma mère avait un frère âgé de 18 ans lorsqu’il a eu la polio, et ma grand-mère a fondé l’association des handicapés des Laurentides). Je ne l’ai jamais entendue se plaindre (dans sa vie elle aura vu arriver le train, elle aura pris l’avion et voyager en Espagne et en Israël). Elle était toujours prête à rire, à blaguer. Tout cela m’a appris la résilience, mais également le goût de l’effort pour mener des projets personnels ou avec plusieurs autres personnes. Ma grand-mère et ma mère qui étaient des femmes fortes ont créé pour moi des possibles, une autonomie, la conquête d’un espace à soi (que ma grand-mère n’a pas connu, mais à laquelle elle œuvra toute sa vie, pas seulement pour elle-même, mais aussi pour les femmes qui suivraient).

4) Vous mettez en lumière et vous donnez une âme à Laval (constitués de petits villages agricoles qui ont fusionné)  avec ses différents quartiers qui sont autant de lieux de mémoires ; une ville où vous avez vécu — Fabreville [20] — dont vous soulignez, lors de notre première rencontre, qu’elle est mal aimée au Québec. Pourquoi un tel désamour ? Nécessairement, les Québécois vont porter un tout autre regard sur cette cité (qui est la troisième agglomération du Québec avec ses 443 000 habitants) après la lecture de votre ouvrage.

‘C’est un problème que l’on rencontre ailleurs dans le monde, celui des villes périphériques des grands centres urbains qui sont souvent mal aimées. Il y a une mentalité centrifuge dans les grands centres et ces dernières années il est devenu à la mode de se moquer voire de mépriser ce qui est périphérique. Je déplore également que ma ville ait été gérée par une administration municipale très corrompue au point que le maire a été placé en détention. Absolument rien n’a été fait pour la culture. Dans toutes les régions du Québec, il existe des conseils régionaux de la culture qui dispensent des bourses du ministère de la Culture de la Province aux artistes. Mais à Laval, cette structure n’a pas été mise en place et les artistes de la ville ont été ainsi privés de ces précieuses ressources pendant plusieurs années. Par ailleurs, il n’y a aucune Maison de la culture à Laval, c’est fou ! Tandis qu’il y en a dans toutes les autres villes du pays et douze à Montréal. La plupart des gens ont longtemps considéré et considèrent encore que Laval est une ville d’autoroutes et de centres d’achats, soit une simple ville que l’on traverse pour aller dans les Laurentides et ceci tandis qu’elle recèle un riche patrimoine. Quand je me rends dans les écoles et que je montre le livre aux élèves, cela a un impact ; les professeurs sont très contents d’avoir ce livre-là entre leurs mains, ce qui contribue à développer le sentiment de fierté de ses origines. Il y a une fâcheuse et forte tendance générale à oublier d’où on vient. En France, lorsque des faits historiques se sont déroulés dans un lieu, on note toujours la présence de plaques commémoratives. Il ne faut pas oublier qu’au Québec tout a été effacé ; nous, la communauté francophone, nous sommes les vaincus, les conquis historiquement. Il y a pas eu un gros effort de fait pour se rappeler de l’Histoire. C’est une théorie là !

 5) Vous peignez les mille joies de l’enfance, au chalet de vos grands-parents au bord du lac Connelly (‘Les heures devenaient plus longues, comme si les horloges avaient coulé dans le miel [21]’) ; avez-vous la nostalgie de ce bonheur irrémédiablement révolu que vous faites ressurgir d’ailleurs par bribes dans vos divers écrits ?

Ce n’est pas un bonheur perdu du tout, j’ai eu la chance d’hériter d’une propriété au bord du lac ; on y a en partie élevé notre fille (c’est aussi l’endroit où j’organise aussi des résidences d’écriture) où elle a vécu une enfance merveilleuse (avec les chasses au trésor avec les voisins sur le terrain). Je pense que le bonheur est quelque chose qui se cultive comme un jardin ; cela va dans le même sens que d’essayer de trouver des façons d’améliorer le monde -là. C’est dans les petites choses que sont les grands bonheurs. Mais je n’ai aucune nostalgie de l’enfance, pour moi ce n’était pas un temps si heureux ; j’étais deux ans plus jeune que les autres à l’école et je subissais beaucoup d’intimidation. On riait de moi, entre autres, de ma passion pour la lecture, la mythologie et la poésie. C’est le présent qui m’intéresse et qui m’interpelle. Je trouve que mon bonheur de vivre a cru au fil du temps (bien sûr, je vis parfois des moments de tristesse et de désespoir, mais je crois que mon appétit de vivre finit toujours par prendre le dessus). Je suis aujourd’hui plus heureuse que jamais, dans une période de réalisations et d’accomplissements. Et je n’aurais aucun souhait de retour en arrière.

  6) Votre démarche artistique consiste la plupart du temps à intégrer vos écrits dans le cadre d’évènements multidisciplinaires en associant des artistes divers : musiciens, danseurs, sculpteurs, peintres, joailliers. Ces rencontres et collaborations sont nécessairement source d’un enrichissement mutuel ; vous  employez d’ailleurs dans un texte  ‘Commencer par ton regard et ton corps pour dire [22]’ (publié en 2017) cette très belle expression : « Collaborer c’est d’abord accepter d’être traversé par l’autre ».

‘Il y a des choses que je fais seule et d’autres en collaboration. J’ai eu un jour une conversation avec un sculpteur qui me disait que la poésie était une forme légère. J’ai rétorqué que la poésie a une densité identique à une sculpture, mais elle est conçue avec un autre matériau. Pour moi lorsque je collabore c’est important que « un plus un égal trois ». Cela signifie que la forme de l’autre n’est jamais un accompagnement ; je travaille avec des gens qui créent des formes par eux-mêmes. Par exemple, j’ai conçu un spectacle intitulé « Poésie et Danse en forêt » à partir de l’un de mes recueils (en l’occurrence, ‘Par la fenêtre [23]’), je participais en esquissant, par moments, divers mouvements et déplacements (tels que monter et descendre d’une table, par exemple) avec Audrey Gaussiran, une danseuse chorégraphe. Mais la danse aurait pu exister par elle-même et mes textes issus du livre existent également par eux-mêmes. Mais lorsque l’on réunit les deux formes, c’est tellement organique que cela contribue à l’émergence d’une troisième chose qui est l’ensemble des deux. J’ai cette exigence-là envers moi-même, mais j’adore travailler avec un matériau autre (du matériel visuel par exemple). J’aime beaucoup réactualiser un travail qui a été fait que je vais articuler avec un autre medium et cela va encore aller ailleurs.

 7) Dans une interview, vous indiquiez vouloir « faire rêver et sensibiliser les gens à la beauté de la nature ». Mais c’est surtout la protection de l’eau qui vous tient particulièrement à cœur (vous avez d’ailleurs passé toute votre enfance à Saint-Hyppolyte au bord du lac Connely et vous résidez près de la rivière des Mille-Îles). Votre œuvre est ainsi un plaidoyer, un manifeste, pour l’eau que vous n’avez de cesse de célébrer. On peut citer, entre autres, parmi vos écrits, « Les Cantiques de l’eau » [24] où  vous mentionnez que l’eau, ce bien de l’humanité,  est sacrée. Les poèmes de ce recueil qui,  précisez-vous, ‘illustrent les photographies de Françoise Belu [25]’ sont ‘une prière sans église avec la nature pour chapelle [26]’. D’où viennent cette ardente défense et cet attachement viscéral à préserver le précieux fluide si indispensable à la pérennisation de la vie sur la planète ?

‘J’ai passé ma vie dans l’eau, au bord de l’eau, j’ai fait beaucoup de sports aquatiques. J’ai aussi travaillé pendant une période de ma vie en thérapie corporelle avec l’eau. A 12 ans, j’étais une athlète en ski nautique canadien. Je demande souvent, dans le cadre d’ateliers poétiques, aux gens d’où vient l’eau. On est continuellement en train de boire les rivières. On est fait à 90 % d’eau, nous sommes des aquariums ambulants. On est tellement fait d’eau. Tout ce qu’on fait à l’eau, c’est à nous qu’on le fait directement. On a tous commencé par être deux enveloppes très souples avec de l’eau à l’intérieur, c’est ça la vie. Cette cause m’interpelle et me mobilise parce que je dois avoir comme une sorte de Jeanne d’Arc intérieur. Il est tellement important de préserver le vivant. Levons-nous et agissons à l’échelle où l’on peut ! Mon engagement se fait essentiellement à travers l’art, car je crois que l’art peut faire bouger les lignes.

 8) Votre investissement en faveur de la préservation de l’eau peut être qualifié tout à fois de littéraire et de politique. Vous avez mis sur pied entre 2015 et 2017 le projet  « Ambassadeurs de Rivières » où les participants sous forme de poésie ou de prose racontent leurs émotions autour des cours d’eau de la Belle Province [27]. Vous vous êtes d’ailleurs engagée à apporter une copie des textes concoctés au bureau du premier ministre du Québec et au bureau du premier ministre canadien.

‘Oui les textes furent envoyés par l’intermédiaire de députés. J’ai créé un regroupement d’auteurs basé à Laval qui s’appelle « Rappel, paroles création » et qui accueille des membres non seulement de Laval et d’Europe (il s’agit de mettre en valeur la présence des artistes lavallois dans les différentes programmations en réseautage et complémentarité ; s’ils ne sont pas inclus, c’est qu’il s’agit d’un échange). J’ai décidé d’organiser une année de travail sur les rivières (il y a eu pendant très longtemps, des pièces de  théâtre sur l’eau où les gens se promenaient sur les canaux et allaient d’une île à l’autre pour découvrir une œuvre). J’ai souhaité mettre en place des concours littéraires de textes inspirés par les cours d’eau du Québec [28]. Nous avons reçu des témoignages très diversifiés tels ceux de grand-mères sous forme de lettres destinées à leurs petits-enfants, ceux de personnes livrant des anecdotes évoquant leurs enfances ainsi que divers poèmes ; il y en avait pour tous les goûts. A la fin les participants sont venus lire leurs écrits de vive voix. Mille personnes ont ainsi pu composer et réciter des textes autour de la rivière. C’est petit, mais c’est grand aussi, car cela peut inciter les participants à s’impliquer plus encore d’une façon ou d’une l’autre dans le futur pour la protection de notre patrimoine liquide. J’espère sincèrement que cela mène à ça. Je soutiens également la coalition Eau Secours (un organisme non lucratif qui promeut une meilleure gestion de l’eau et s’élève contre sa marchandisation [29]) ; je suis au sein de cette coalition l’une des représentantes des porteuses d’eau (il s’agit de citoyens, d’artistes, d’intellectuels, de scientifiques qui acceptent de mettre leur notoriété au service de l’eau).

 9) Outre la dimension  de l’eau comme ressource vitale de l’humanité, elle revêt aussi en poésie un symbole très fort, celui de la fuite du temps, de la brièveté de l’existence, que l’on retrouve dans « Le Lac » de Lamartine,  « Le pont Mirabeau » d’Apollinaire.

Je pense que c’est un sujet inépuisable, un sujet universel  aussi. L’eau est présente dans tous les rituels et dans toutes les cultures, car c’est la vie. L’aliment le plus important pour le corps, c’est l’oxygène ; tout de suite après c’est l’eau. C’est vital, je suis préoccupée,  on vit dans une époque où il y a de plus en plus de déportés de l’eau parce que sur certains territoires l’eau s’est fortement raréfiée ou a englouti des terres où vivaient des populations. La seule solution est d’agir collectivement sur cette question ; comme artiste on peut faire ce qu’on peut.

10) Dans « Traduire les lieux », vous abordez également la place des femmes en rappelant judicieusement que longtemps elles n’ont eu « nulle voix au chapitre ». Comment selon vous les femmes peuvent-elles s’extirper des rapports de domination masculine dans un environnement toujours patriarcal ? Ne pensez-vous pas que l’on assiste à cet égard à une régression y compris dans les sociétés occidentales (aux États-Unis, par exemple, on s’emploie désormais à vouloir contrôler étroitement le corps des femmes en autorisant les Etats à prohiber  toute interruption de grossesse [30]).

La condition féminine a régressé dans les dernières années. Je suis consciente d’où je viens, ma grand-mère n’avait pas le droit de vote, elle ne pouvait pas ouvrir un compte bancaire ; elle n’avait aucun droit finalement. Si quelque chose ne convenait pas au sein de son couple, elle ne pouvait rien faire. Les progrès liés à la condition féminine de ces dernières années sont incontestables, mais il ne faut jamais prendre ces avancées pour des acquis ; cela ne va pas de soi et cela peut régresser à tout moment et n’importe quand (Simone de Beauvoir l’a très bien dit). Il faut être vigilant pour les femmes et les hommes de notre époque et des générations à venir. Je pense qu’il y a de nombreux hommes qui désirent vivre aussi dans des sociétés où les femmes sont bien traitées. C’est positif et épanouissant pour tout le monde. Que peut-on faire ? C’est sûr que l’on ne peut pas se mobiliser de tous les côtés pour toutes les causes ; l’écrivaine française, Christiane Rochefort [31] indiquait dans son roman (‘Printemps au parking [32]) : « On ne peut pas tourner le dos à tout. C’est géométrique ». Il faut ainsi nécessairement effectuer des choix et chacun peut faire des choses à sa façon. On peut dire lorsque l’on constate que des hommes ont des comportements répréhensibles ou inacceptables, il faut le dire haut et fort. Lorsque je suis arrivée à la gare de Montpellier, j’ai assisté à une scène, un jeune homme et une jeune femme se disputaient et à un moment donné, le jeune homme a giflé à toute volée sa partenaire. Il y avait là quatre personnes assises penchées sur leur cellulaire qui ont entendu, mais n’ont aucunement réagi. Je me suis rendue dans le café le plus proche et j’ai demandé que l’on appelle la police immédiatement en précisant : un homme vient de frapper une femme, il vient de le faire en public et on ne sait pas où cela peut s’arrêter. J’ignore si la police s’est déplacée, car je devais poursuivre mon voyage vers ma destination finale. Je pense que l’on peut être actif lorsque l’on est témoins de tels actes.

J’ai longtemps vécu un sentiment d’imposture dans le milieu littéraire et je pensais que c’était parce que mon travail n’était pas assez bon…. Personne ne parlait de mes écrits. Il y a aussi le fait que je dis  toujours ce que je pense (au moins on vit bien avec soi-même), mais je me posais beaucoup de questions. Ensuite  j’ai eu beaucoup de validation de mon travail à l’étranger ; pendant longtemps je considérais que je n’étais pas un vrai écrivain ; les vrais écrivains c’était les autres. Le directeur littéraire de ma maison d’édition me disait : il va falloir que je te publie combien d’ouvrages pour que tu considères que tu es un vrai écrivain.  Mes parents m’ont élevée en me laissant entendre et croire (et c’est vrai) que j’avais autant de possibilités qu’un garçon, que je pouvais choisir d’être ce que je voulais. Et j’ai effectivement fait toutes sortes de choses dans ma vie. Mais je me suis rendu compte, par exemple, que lorsque tu veux obtenir un crédit dans une banque (même encore aujourd’hui) tu as intérêt à avoir un homme dans le décor, c’est encore une réalité même si c’est toi qui a tout construit.

11) La filiation est une thématique majeure de votre œuvre, vous êtes d’ailleurs en préparation d’un ouvrage  consacré aux  trajectoires  des membres de votre famille.

Le livre que vous évoquez et que je termine présentement s’appelle « Traduire les lieux : Trajectoires » ; il relate les trajectoires de mon père, de ma mère, de ma fille, de mon mari ainsi que de la mienne jusqu’à imaginer notre disparition. J’ai beaucoup exploré les thèmes de la transmission et de la parenté ces dernières années. Reconnaître ses origines multiples me fait voir ma direction, me propulse. Jeune on est souvent en rupture, on aime alors croire être l’enfant de personne, le résultat d’aucune influence, être en train de s’inventer de A à Z. Mes premières œuvres ont ainsi scruté le rapport à un « autre » différent à tous les points de vue, la rencontre s’effectuant alors essentiellement sous forme d’observation mutuelle et de monologues intérieurs juxtaposés. Les protagonistes étaient coupés l’un de l’autre, même lorsqu’ils se rencontraient dans le choc et l’exaltation des corps. Peut-être que le fait que mon père ait été un immigrant (qui a grandi en Autriche et ainsi évolué dans un autre registre linguistique et culturel) avait exercé chez moi ce sentiment de la différence et de l’étrangeté. Avec les années je me suis intéressée davantage à la présence de l’autre — des autres — en soi. Quelque chose de nos parents ou ancêtres, des gens que nous avons aimés, des artistes qui nous ont émus ; tous nous traversent comme un fil et deviennent une part prenante de notre trame. Les lieux aussi nous façonnent, à mon avis, et nous portons en nous, non seulement les lieux où nous avons grandi dans leur histoire, leur dynamique, et leur aspect plus matériel et aussi ceux ou ont vécu nos parents et grands-parents. Ce processus est mouvant, comme un tissu qui prendrait continuellement forme. Mon père était un homme des Alpes, mes grands-parents maternels cultivaient la terre au Québec. L’histoire de mon père et celle mon époux sont des histoires d’immigration heureuses, c’est-à-dire des récits d’immigration d’hommes qui ont été bien accueillis, et qui s’y sont forgés une vie qui n’est faite ni de nostalgie ni de regrets (ni l’un ni l’autre ne furent contraints de fuir leurs pays). Je crois que nous avons besoin d’entendre de tels témoignages.

12) Vous êtes créatrice et directrice littéraire de la revue « Femmes de Parole » dont quatre numéros sont déjà parus. Comment est né et a mûri ce beau projet auquel vous teniez tout particulièrement ?  C’est un rêve qui s’est concrétisé ?

“Ça faisait longtemps que je pensais faire une revue. J’ai commencé par créer des évènements Femmes de paroles où je demandais à une autrice de choisir une autre autrice avec qui elle avait des affinités au niveau de l’écriture ou quelqu’un qui l’avait inspiré, ce qui revient un peu au même. Puis, j’ai organisé une lecture où chacune d’elle indiquait ce qui dans l’écriture de l’autre l’interpellait et de quelle façon cela l’avait influencé. Ensuite dans une deuxième partie était mis en place ce qu’on appelle un micro ouvert où l’on invitait des gens à venir lire ce qu’ils avaient écrit, mais il devait s’agir d’un texte inspiré par l’œuvre de l’une ou l’autre des deux autrices. Avant l’évènement, je mettais en ligne plusieurs extraits. Et cela donnait des soirées magnifiques et j’ai perçu à quel point les autrices étaient bouleversées. Je me suis rendu compte que je n’avais jamais vu ça, une autrice vivante qui vient rendre hommage à une autre en parlant de quelle façon elles se sentent connectées au niveau de l’écriture. J’ai trouvé que ces soirées-là venaient combler un vide. Ensuite, j’ai longtemps pensé à la création d’une revue dont le titre,  « Femmes de Parole », veut dire des femmes d’écriture et des femmes qui sont engagées. Pendant la pandémie, je me suis dit qu’il fallait le faire maintenant ou bien cesser de dire que j’allais le faire un jour. Avec plusieurs personnes alliées au sein du comité de rédaction, nous avons commencé à concocter cette revue sans le soutien d’aucune subvention. Avec le regroupement d’artistes levallois j’étais parvenue à obtenir un échange de résidence avec la France et l’on devait lancer la revue à Paris, précisément à la librairie du Québec ; mais cela n’a pas fonctionné. D’aucuns se décourageaient, mais je me suis dit qu’il y avait pas qu’une seule librairie à Paris et que si Anne Hébert dont j’étais en train de lire la remarquable biographie [33] était capable de s’affranchir de son village, de se rendre à Paris deux générations avant moi, il devait bien y avoir moyen de faire quelque chose. J’ai contacté une librairie extraordinaire qui est malheureusement fermée (depuis février 2022), Violette and Co, une librairie féministe, lesbienne et LGBT [34]. Nous avons été leur premier évènement après la pandémie. Les personnes conviées pour l’évènement se sont déplacées ainsi que plusieurs éditeurs et l’un d’entre eux, les Éditions du Cygne, est devenu notre associé. Cette Maison distribue notre revue dans l’Europe francophone pour l’amour de l’art et grâce à son soutien nous avons été invités cette année au mois de juin au Marché de la Poésie de Paris [35] sur son stand.

  13) Dans chaque numéro (publié en version papier et numérique) une poétesse décédée est mise à l’honneur ; dans le premier opus (en août 2021) vous avez retenu, Louky Bersianick (1930 — 2011) [36], l’autrice de l’Euguélionne (premier grand roman d’inspiration féministe, d’où est tiré cette fameuse citation : « Si une Femme a du génie, on dit qu’elle est folle, si un homme est fou on dit qu’il a du génie »). Pourquoi ce choix ?

« Je l’ai connue, je l’ai déjà rencontrée et elle m’avait beaucoup impressionnée. C’est une femme très drôle et à la fois très profonde. Déjà à l’époque je lui avais parlé de mon projet de revue et elle m’avait encouragée avec beaucoup de cœur. J’ai lu surtout Kerameikos (recueil de poésie, 1987). Lorsqu’ elle est décédée, personne n’a rien fait, ce fut un silence radio total  (une situation d’ailleurs identique pour Michèle Lalonde[37] disparue en juillet 2021). Comme je trouvais ça affreux, j’ai décidé de créer un évènement intitulé « Bonsoir Louky » et pour cette manifestation j’ai encore approfondi la lecture de son travail. J’ai tellement d’admiration pour ce que cette poétesse et essayiste a écrit, elle était tellement avant-gardiste[38] ; L’Euguélionne, c’est extraordinaire ce livre, c’est d’ailleurs souvent très drôle. Cela allait de soi pour moi de commencer par là.  C’est d’ailleurs dans le désir de rendre hommage aux auteures qui m’ont précédée et de poursuivre ce travail d’aménager une plus grande place aux femmes que j’ai créé la revue Femmes de parole.

 14) Vous  préparez un  numéro spécial de votre jeune revue sur les poétesses ukrainiennes dont le profit de la vente sera entièrement versé à un fonds d’aide humanitaire en Ukraine ?

Après le début de la guerre en Ukraine, j’ai réalisé que je ne connaissais aucun poète et aucune poétesse ukrainiens et après avoir effectué des recherches sur Internet j’ai déniché un texte d’une jeune poète, Ella Yevtushenko[39],  qui m’a fortement impressionné (et je me suis rendu compte que j’avais une représentation erronée de l’Ukraine (avec l’image de jeunes femmes qui ont des fleurs dans les cheveux, des ingrédients somme toute très folkloriques). Son texte était d’une grande modernité, j’aurai pu l’entendre dans une soirée à Montréal. Je l’ai contactée sur Facebook, elle était en ligne et sa réponse fut immédiate ; j’ai d’ailleurs pu constater qu’elle maîtrisait parfaitement la langue de Molière (il y avait également une vidéo qui ouvrit « Le printemps des poètes » en France où elle apparaissait,  mon Dieu, elle ressemblait tellement à ma fille, cela m’a particulièrement émue). Nous avons continué à échanger puis j’ai eu l’idée que grâce à notre revue, il était tout à fait envisageable de faire entendre la voix de ces femmes (plutôt que de dire la guerre à leur place ; il était primordial de leur donner la parole). Lorsque nous avons reçu leurs textes (11) nous avons été estomaqués, ils sont tellement bons[40] ; participent également onze membres de rappel Création et tous les écrits sont en français et en ukrainien (Ella Yevtushenko signant la traduction). La revue a pour titre : « Résistance du poème[41] », car le poème résiste à l’oubli, à la disparition. Le poème en soi est résistance à l’effacement.

15) Durant ces dernières années, vous avez mis en place des ateliers d’initiation à la poésie, mais tout le monde peut-il composer de la poésie sur tous les sujets ?

Oui comme tout le monde peut jouer de la musique, tout le monde peut écrire de la poésie, c’est la même chose. On écrit de la poésie avec des enfants avec des adolescents ; il y a différents types d’ateliers que l’on peut faire avec différents types de personnes. Tout dépend en fait de l’objectif de la personne.  Parfois on met en place des ateliers de création, il s’agit de faire découvrir que la poésie est une façon intéressante d’appréhender le monde. Je vais dans des classes d’accueil, ce sont des classes secondaires, qui s’adressent à des adolescents issus de pays étrangers qui parlent encore peu le français et ils sont toujours très surpris et très enthousiastes. Je pense que comme n’importe quel enseignement tout dépend de la passion de la personne qui enseigne.

 16) Une autre de  vos nombreuses activités consiste à déclamer vos poèmes dans le cadre de divers événements ou spectacles. Vous mentionnez dans votre dernière publication que « Dire un poème, c’est comme marcher sur l’air jusqu’à l’autre qui écoute  …Le monde a besoin de rencontre, de culture. Nous sommes nombreux à chercher un rendez-vous avec l’âme[42] ». Percevez-vous autour de vous ces dernières années un engouement de plus en plus prononcé pour la poésie ? 

Le paradoxe, c’est que les gens sont de plus en plus isolés tandis que l’on a pourtant à disposition de plus en plus de moyens de communication. Dans les restaurants la plupart des gens sont focalisés sur leur cellulaire, dans les transports en commun la situation est identique. Peut-être que le monde a besoin de s’exprimer, que l’on a besoin de redécouvrir la parole. Je pense que l’émergence de nouvelles formes de poésie comme le slam (où il y a moins de règles à suivre[43]), le spoken word[44] qui sont en connexion avec certaines formes de musique rejoignent ainsi les générations plus jeunes. D’aucuns disent que la poésie est ennuyeuse, mais il faut trouver un moyen de la théâtraliser et de la rendre plus accessible. Mais je considère que l’on peut partir d’une poésie qui est classique et de la communiquer. Je l’indiquais tout à l’heure tout dépend de la passion de l’enseignant et de la capacité à trouver un chemin à l’autre. Il y avait une époque au Québec où très peu de personnes écoutaient de la musique classique. Et puis des chefs d’orchestre sont arrivés à Montréal et ils ont organisé de multiples concerts en plein air et cela a contribué à un renouvellement de l’engouement pour ce style de musique. Mais ma professeur en dernière année de primaire ne s’est pas dit je vais présenter à mes élèves des formes de poésie plus facile d’accès ; si elle avait agi ainsi j’aurai peut-être jamais écrit. Pour moi c’était quelque chose qui me parlait et il existe toutes formes de poésie pour joindre toutes sortes de personnes. C’est comme pour la musique, il y a le jazz, le rock, le rap et ce n’est pas parce que l’on aime le rock que l’on ne peut pas apprécier le registre classique. Il y a peut-être une plus grande exigence concernant la poésie plus littéraire, mais il y a une belle découverte pour les gens quand on donne des ateliers ; il y a souvent un déclenchement au niveau de l’imagination. Lorsque je vais dans des classes mon souhait est que chaque élève sorte avec un poème qu’il soit fier d’avoir écrit, c’est mon défi ! Lorsque j’enseigne l’écriture, l’orthographe n’a aucune espèce d’importance, il y a d’autres personnes qui s’occupent de ça. Aller dans un atelier d’écriture, c’est pour s’ouvrir, quand on l’envisage ainsi, les participants apprécient beaucoup.

 17) Les publications d’œuvres poétiques au Québec comme ailleurs  sont souvent confidentielles (avec un tirage souvent limité à quelques centaines d’exemplaires). Êtes-vous suffisamment soutenus par les grands médias ?

Non, la couverture médiatique pour la littérature en général et pour la poésie en particulier se réduit à une peau de chagrin. On est aussi dans une grande crise des médias avec la presse imprimée qui est en train de disparaître du paysage et l’émergence des médias électroniques. Il y a aussi des blogs de critique qui sont excellents de sorte qu’il s’avère difficile de répondre à cette question. Je découvre d’ailleurs sans cesse de nouveaux blogs avec des commentaires très étoffés. Souvent dans les médias traditionnels, il y a un manque de représentativité, c’est-à-dire que seulement une certaine école de poésie est soutenue et pas les autres.

 18) A ceux qui perdent espoir, ne pourrait-on pas leur rappeler cet extrait de votre dernier ouvrage : « Nos rêves peuvent parfois séjourner des dizaines d’années en dormance dans l’ombre, tels des bulbes de tulipes, pour un jour s’éveiller, percer le plafond, traverser les étages et venir fleurir en pleine lumière, sous les vitraux [45]» ?

Le sentiment d’imposture, de ne pas avoir de valeur, cela revient souvent dans mon travail. Le premier texte de mon recueil, « Par la fenêtre[46] » débute par cette phrase : « Vient-on un jour à bout du sentiment de n’avoir aucune valeur ? ». C’est quelque chose avec quoi on doit pour la plupart tous se battre. Quand on le vit seul et que l’on ne l’exprime pas, on a l’impression que c’est vrai que l’on ne possède aucune valeur. Et moi avec le temps, je me suis mise à parler de mon sentiment d’imposture et la plupart de mes collègues, qui selon moi sont de grands auteurs, le vivent également. Si le doute est également un moteur grâce auquel on évolue, il ne faut cependant pas que cela nous bâillonne ; il faut voir la fragilité comme un moyen d’accéder à quelque chose de vrai, mais pas comme quelque chose qui nous enlève notre voix. Il est primordial d’avoir la capacité de s’arrêter et de voir tout ce qui est bien et beau dans notre vie et c’est d’ailleurs souvent dans de petites choses. Et ce n’est certainement pas dans ce que la société essaie de nous faire croire. C’est quoi  être bien ? Ce n’est pas dans le fait de posséder (ce que rappelle judicieusement, Le petit prince de Saint Exupéry[47]). Par ailleurs, comment se fait-il qu’une femme ou un homme qui fait le choix d’élever ses enfants ne reçoive aucun salaire, comment se fait-il que cela ne soit pas pris en charge par l’État. Y a-t-il une chose qui soit plus importante que cela ? On peut ainsi s’interroger sur les valeurs de la société. Les talents des gens ne sont pas tous les mêmes, moi je m’investis dans l’écriture et c’est un grand plaisir pour moi d’aider des jeunes à découvrir qu’ils ont un accès à l’écriture, à leur créativité. On peut avoir des talents divers, des talents manuels, des talents kinésiques ; la société nous détourne souvent de ça. Beaucoup de choses conduisent à ne pas avoir de valeur. On peut avoir des rêves, mais parfois on se dit que c’est  réserver aux autres. Et puis tout à coup on se rend compte qu’on a réussi alors que l’on pensait que c’était pour les autres. Ce qui est important, c’est de célébrer nos accomplissements (lesquels peuvent prendre toute sorte de formes) qui ne sont pas nos performances.

 19) Vous accordez une grande place à l’art visuel.  Avez-vous eu dernièrement des coups de cœur pour des œuvres cinématographiques ?

J’aime aller voir le cinéma au cinéma, mais j’étais très e ces derniers temps. Le dernier film que j’ai visionné et particulièrement apprécié est « The Power of the Dog[48] » de Jane Campion dont j’admire l’ensemble de l’œuvre. Je peux aussi mentionner « Antigone » (2019) de la québécoise Sophie Deraspe. Sinon un autre film a également attiré mon attention, « Gabor[49] », le long métrage documentaire de la cinéaste Joannie Lafrenière[50]. C’est un voyage à travers le prolifique travail du photographe d’origine hongroise Gabor Szilasi[51] (on prononce Silachi). C’est fou, ce film qui retrace avec humour et tendresse la carrière et l’histoire personnelle de cet artiste hors norme (il a gagné en 2009 la plus importante distinction dans le domaine des arts visuels au Canada, le prix Paul-Émile Borduas, il a fait des expositions en solo un peu partout dans le monde) et qui n’arrête pas d’être à l’affiche[52].

 20) Pour l’anecdote, vous avez loué durant un mois votre maison pour le tournage de la minisérie, « La nuit où Laurier Gaudreault s’est réveillé[53] », réalisée par Xavier Dolan. Avez-vous assisté à quelques scènes ?

Oui cette maison, qui est désormais à vendre, est située au 27, rue Lortie à Laval. Comme la série n’est pas encore sortie, je suppose que je ne suis pas censée en parler trop d’autant que je pense que j’ai assisté à une scène (un assassinat) qui est le cœur de la narration. J’ai très peu rencontré le cinéaste, mais ce que je peux dire c’est qu’il est venu une première fois avec une équipe  très réduite pour voir la maison. Il avait un grand carton d’échantillons de peinture, tapisserie…. pour façonner à son goût les différentes pièces où il comptait tourner et sa prise de décision était très rapide. J’ai trouvé qu’il avait un humour extraordinaire, il est vraiment très drôle. Je suis extérieure au cinéma, mais j’ai été sidérée par la précision de ce qu’il voulait. Il a particulièrement aimé la verrière de la maison qui donne sur la rivière et la forêt. Quel génie cet homme !  Quand il est dans son film, il est dans son film, il te tolère parce que tu es le propriétaire, mais tu as intérêt de te faire petite dans ton coin et ne pas aller dans le sien. Tu es là et tu ne respires pas trop fort. Je veux ajouter sur Dolan, du peu que j’en ai vu, qu’il a comme Robert Lepage, mon metteur en scène préféré[54] (qui est aussi un grand cinéaste[55]) une vision de l’espace dans toutes les directions. J’ai pu assister au tournage de quelques scènes (je ne peux rien révéler de précis, je suis tenue par une clause de confidentialité) et j’ai été également stupéfaite lorsque j’ai relevé que le réalisateur tournait tout en suivant (comme d’ailleurs les autres membres de son équipe) un match de hockey sur son cellulaire. Lors de sa venue je lui ai montré ma dernière publication, « Traduire les lieux » ; il l’a ouverte immédiatement et l’a regardée rapidement, il aimait le passage de l’église voyageuse qui a changé de place[56] (il est très intelligent et il a une capacité d’absorption hors du commun). Comme il a apprécié mon livre, je lui ai donné. La seule raison pour laquelle mon mari et moi avons accepté de louer c’est parce que c’était lui sinon nous n’aurions pas loué. Il ne fallait pas l’ébruiter et vis-à-vis des voisins la discrétion ne fut pas toujours facile à respecter.

Merci Nancy pour cette charmante entrevue.

[1] Il s’agit d’une rencontre entre quatre poétesses québécoises (Corinne Chevarier, Marie-Pierre Genest, Edith Hakimian et Nancy R. Lange) avec des écrivain-e-s occitans dans le département de l’Aude (du 9 au 23 juillet 2022) pour préparer l’édition d’un recueil de poésie bilingue.

[2]Annabahébec (1995) ;  Reviens chanter rossignol (2008) ; Femelle Faucon (2013) ; Au seuil du bleu (2010) ; Elle et un parc abandonné (2014) ; Les Cantiques de l‘eau (2015) ; Par la fenêtre (2019) ; des ouvrages essentiellement publiés aux Éditions Ecrits des Forges.

[3] Félix-Antoine Savard (1896-1982) était un prêtre, écrivain, poète, dramaturge québécois…

[4] Revue fondée en 1995.

[5] Conseil des Arts et des Lettres du Québec.

[6] Organisation de coopération intergouvernementale entre les cinq pays nordiques (Islande, Danemark, Norvège, Suède, Finlande).

[7]  La mission exploratrice s’est déroulée à la fin du mois de juin 2022 et la poétesse est en attente de lettres officialisant les promesses de partenariat.

[8]  Extrait tiré du recueil de la poétesse, Les Cantiques de l’eau.

[9] Citation de l’auteure tirée de son ouvrage, Traduire les lieux, Origines, Éditions de la Grenouillère, 2021, p. 23.

[10] « ..Lorsque dans le désert la cavale sauvage,

Après trois jours de marche, attend, un jour d’orage

Pour boire l’eau du ciel sur ses palmiers poudreux,

Le soleil est de plomb, les palmiers en silence

Sous leur ciel embrasé penchent leurs longs cheveux ;

Elle cherche son puits dans le désert immense,

Le soleil l’a séché ; sur le rocher brûlant,

Les lions hérissés dorment en grommelant.

Elle se sent fléchir ; ses narines qui saignent

S’enfoncent dans le sable, et le sable altéré

Vient boire avidement son sang décoloré.

Alors elle se couche, et ses gros yeux s’éteignent,

Et le pâle désert roule sur son enfant

Les flots silencieux de son linceul mouvant ».

[11]  La poétesse et écrivaine québécoise a reçu le prix Femina en 1982 pour son roman « Les Fous de Bassan » ; cette œuvre fut adaptée au cinéma par Yves Simoneau en 1987.

 [12] Nancy Lange, éditorial, Femme de parole, n°2.

[13] Ibidem.

[14] 1879-1941.

[15] Cité dans Femmes de parole, numéro 2.

[16] Il existe une version numérique de l’ouvrage où la narration est mêlée à des extraits musicaux d’Aidan Warnock.

[17] La rue des Patriotes a été nommée ainsi depuis 1954 afin d’honorer la mémoire des Patriotes (avec à leur tête Louis-Joseph Papineau) ayant combattu lors des  rébellions de 1837-1838 contre le gouvernement colonial britannique. Une maison située dans cette rue, l’auberge Tassé aurait  accueilli des rencontres du Comité des patriotes.

[19] Alphonse Desjardins (1854-1920) fut à l’origine de l’émergence du mouvement coopératif des caisses populaires.

[20] Quartier du nord-ouest de la ville de Laval.

[21] Citation de Nancy Lange tirée de  son ouvrage Traduire les lieux, Origine, p. 41.

[22] Nancy Lange, Les écrits, n°151, automne 2017, pp. 41-47.

[23] Ecrits des Forges, 2019.

[24] Préfacé par l’astrophysicien Hubert Reeve, l’ouvrage est publié en 2015 aux Éditions Marcel Broquet.

[25] Artiste multidisciplinaire née à Paris en 1994, elle a à son actif une quarantaine d’expositions collectives dans les galeries et centres d’art reconnus tant au Canada, qu’en France.

[26] Les textes de l’ouvrage avec les photographies de Françoise Belu sont exposés en permanence au musée C.I.Eau (Centre d’Interprétation de l’eau) à Laval.

[27] Les textes sont accessibles en ligne sur le site de la Fondation Rivières (un organisme à but non lucratif localisé à Montréal dont la mission est d’œuvrer à préserver, restaurer et mettre en valeur le caractère naturel des rivières).

[28] Neufs concours ont ainsi été organisés autour des cours d’eau suivants : la rivière du Nord ; la rivière Mile-Îles, la rivière des Prairies, la rivière Doncaster, la rivière du Diable, la rivière Richelieu, les trois sœurs Gaspé (Darmouth, Saint-Jean, York) et la rivière Charles.

[29] Créée lorsque se fit jour la menace d’une privatisation de l’eau au Québec, la coalition Eau Secours a pour mission une gestion responsable de l’eau dans une perspective de santé publique, de développement durable.

[30] Après l’annulation par la Cour Suprême de l’arrêt historique (Rock v. Wade, 1973) en juin 2022, l’Indiana a été le premier État américain à interdire l’avortement. Cette décision signifie que de nombreuses femmes devront parcourir de grandes distances pour obtenir une IVG.

[31] 1917-1998.

[32] Editions Bernard Grasset, 1969.

[33] Marie-Andrée Lamontagne, « Anne Hébert, une vie pour écrire », Éditions Boréal, octobre 2019.

[34] L’association Violette and Co a lancé une campagne de financement pour rouvrir cette librairie (qui a mis en lumière ces dernières années de nombreuses autrices injustement effacées de l’Histoire) dans un nouveau local (dans l’est parisien) sous forme d’une société coopérative qui gérera ce lieu.

[35] Le Marché de la poésie se tient chaque année (depuis 1983) sur la place Saint Sulpice (39ème édition en 2022).

[36] Le numéro 2 (octobre 2001) rend hommage  à Anne Hébert ; le numéro 3 (décembre 2021) à Anne-Marie Alonzo ; le numéro 4 (mai 2022) à Hélène Monette (1960-2015).

[37] Poétesse, dramaturge, essayiste née à Montréal  en 1937.  Elle est surtout connue pour son poème engagé « Speak white » (expression injurieuse utilisée par les anglophones envers les francophones du Canada lorsque la langue française était utilisée en public) écrit en 1968 afin de soutenir la cause  de deux membres du FLQ (Front de Libération du Québec) arrêtés aux États-Unis et extradés au Québec.

A noter  qu’un court métrage a été réalisé à partir de ce texte par Pierre  Falardeau et Julien Poulain en 1980.

[38] Parmi des principales thématiques, la sexualité, les violences faites aux femmes.

[39] Née à Kiev en 1996, Ella Yevtushenko est poète, traductrice et musicienne ; elle dirige depuis 2019 sur la chaîne Telegram, une émission de traduction « Ella au pays des mots ». Elle a publié un premier recueil, « Lichtung » et a remporté plusieurs concours de poésie.

[40] Ces textes ont été lus en avril 2020 dans le cadre d’un événement poétique en ligne sur Zoom.

[41] Publié en septembre 2022.

[42] Traduire les Lieux, p. 47-48.

[43] Le slam se caractérise comme une poésie déclamée avec un vocabulaire familier (argot verlan) ; la scène est minimaliste sans décor ni costumes ; l’interprète du slam se concentre uniquement sur les mots.

[44] Le spoken word est né avec la Beat Generation (mouvement littéraire et culturel américain des années 1950)   ;  c’est un mélange de théâtre, poésie et chansons.

[45]  Traduire les lieux, Origines, p. 13.

[46] L’ouvrage qui met en scène différentes représentations féminines en quête d’identité est paru aux Éditions Ecrits des forges en 2019.

[47] Dans le chapitre 13, la quatrième destination du Petit Prince est l’astéroïde du businessman qui passe sa vie à compter les étoiles ; le Petit Prince ne trouve pas ça très sérieux et conteste en fait cette logique d’appropriation. Il a sa propre conception de la possession qui repose sur l’utilité des soins qu’il apporte à sa fleur et rétorque au businessman qu’il n’est pas utile à ses étoiles.

[48] Le film qui fera prochainement l’objet d’un article sur le site de lametropole.com est exclusivement accessible sur la plateforme de streaming Netflix.

[49] Il fut présenté en première mondiale en clôture des Rencontres internationales du documentaire de Montréal en 2021.

[50] Elle a, entre autres, réalisé le documentaire « Snowbirds » en 2017.

[51] Né en 1928, il a rejoint le Canada en 1958.

[52] Il a pris l’affiche le 27 mai 2022.

[53] Il s’agit de l’adaptation de la pièce éponyme de Michel-Marc Bouchard.

[54] Nancy Lange dit être fascinée par ses pièces de théâtre, dont « La trilogie du dragon ».

[55] Parmi ses films, « Le Confessionnal » (son premier long métrage en 1995), « Le Polygraphe », « La Face cachée de la lune » ….

[56] L’auteure mentionne l’église consacrée à Sainte-Rose-de-Lima qui fut une première fois relocalisée à 7 kilomètres de son emplacement initial ; puis elle fut déménagée à nouveau, car trop exiguë. « Elle a voyagé tel un bateau de pierre » (p.19).

Laurent Beurdeley est Maitre de conférences à l’Université de Reims, ses travaux de recherches portent sur le Maghreb, les sexualités et les questions de genre (il a notamment publié, « Le Maroc, un royaume en ébullition, éditions Non Lieu). Passionné de cinéma, il a esquissé un portrait de Xavier Dolan (« L’indomptable », éditions du Cram, 2019) et rédige des chroniques de films.