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LA SOPHIA 

LA SOPHIA, un bâtiment blanc et vert orné de magnifiques dômes dorés. LA SOPHIA, un bâtiment blanc et vert orné de magnifiques dômes dorés.

LA SOPHIA.  Par Robert Clavet 
Treize siècles avant Jésus-Christ, le peuple d’Israël est en marche vers la Terre Promise. Moïse, celui qu’une reine d’Égypte a sauvé des eaux, enseigne le principe exclusivement masculin de « Dieu, le Père ». Quelque temps auparavant, Orphée, un autre initié égyptien, avait exprimé d’une façon imagée l’équilibre du principe masculin (tourné vers la loi, l’ordre et l’obéissance) et du principe féminin (tourné vers la vie, l’amour et la transfiguration). La révélation du Père et de la Loi va profondément marquer la tradition judéo-chrétienne et, de là, la civilisation occidentale. De son côté, l’orphisme, qui a teinté l’apollinisme en réunissant la religion de Zeus (Dieu de l’ordre et de la justice) et celle de Dionysos (Fils de Zeus, qui délivre l’âme par la pratique de l’enthousiasme et de l’extase), va aussi influencer la civilisation occidentale. C’est en effet l’apollinisme qui est célébré à Delphes et à Éleusis au temps des premiers philosophes grecs et de la grande floraison du siècle de Périclès. Symboliquement parlant, nous avons d’un côté le soleil qui, à lui seul, ne permet pas la vie, car il brûle tout ; de l’autre, l’eau dont une trop grande abondance entraîne un état de décomposition. La culture du vivant, qui confère incidemment un caractère universel à une pensée ou à une religion, exige l’équilibre des deux. Une religion basée exclusivement sur le principe masculin finit par être associée à une mécanique sacramentelle administrée par un clergé qui, pour assurer son autorité, prône une spiritualité passive et un moralisme d’apparence, au détriment d’une démarche initiatique qui intègre les expériences de la vie. 
Sous cet éclairage, on peut dire qu’en mettant l’accent sur la confiance et l’amour ainsi que sur « le Royaume qui n’est pas de ce monde », le prophète de Galilée a tenté d’équilibrer le caractère essentiellement masculin du messianisme judaïque [croyance selon laquelle un Messie viendra établir le royaume de Dieu sur la Terre]. À l’instar de l’orphisme, le christianisme primitif était mystique et gnostique, promesse d’une grande floraison créatrice. Floraison qui, dans l’Occident chrétien, prendra quinze siècles, c’est-à-dire à la Renaissance italienne, alors que la moitié moins de temps avait suffi à l’orphisme pour favoriser l’avènement du fameux miracle grec. Comment expliquer cela ? Nous savons que les mystiques chrétiens et les gnostiques furent farouchement combattus par les Romains. Au Moyen Âge, on va prétendre faussement que toutes les formes du gnosticisme consistent en un dualisme radical alors que l’objectif de plusieurs de celles-ci est au contraire de surmonter le caractère illusoire des représentations mentales (surmonter, au sens de monter au-dessus de ce qui semble séparé) afin de tendre vers la contemplation de l’Un ou de s’élever vers Dieu, selon qu’il s’agisse d’un discours philosophique ou religieux. Avoir besoin de transcendance, c’est justement, par quelque mystérieux souvenir, éprouver le désir de franchir (trans) en montant (ascendere), autrement dit désirer remonter vers l’Unité perdue. Nous savons aujourd’hui qu’une partie du message de Jésus a été tronquée. Par exemple, dans l’Évangile de Judas, qui est l’un des Évangiles apocryphes découverts depuis la fin du 19e siècle, on apprend que l’enseignement du prophète de Galilée conviait à une quête de Dieu en chacun de nous. En consonance avec la relation tumultueuse entre Jésus et l’organisation du Temple de Jérusalem, on y découvre une spiritualité qui s’adresse à chaque personne concrète, et non la promotion d’une religion administrée par une hiérarchie cléricale. 
Aucune religion autoritaire ne peut confisquer un message d’amour, car l’amour ne se commande pas. Toute démarche authentiquement spirituelle découle d’un choix libre par amour. Mais, dès l’an 70, le temple des Juifs chrétiens est détruit. Au 3e siècle, l’empereur Constantin, par une manipulation dogmatique, consacre Jésus comme Fils unique et exclusif de Dieu, malgré que, selon l’intéressé même, chaque être humain a en lui une parcelle divine. Ce faisant, cet empereur romain, qui n’a pas hésité à convoquer des conciles et à nommer des évêques, détourne l’attention du message de Jésus pour faire de celui-ci un personnage mythique qui aurait définitivement obtenu le salut à notre place, mais à la condition d’obéir à une Église acoquinée au pouvoir politique. Des caractéristiques d’Osiris et de Mithra semblent aussi avoir été appliquées à Jésus. Littéralement, Osiris veut dire « Seigneur de la Parole ou du Verbe ». Époux d’Isis, il serait mort et ressuscité, ce qui a fait de lui un dieu sauveur garantissant la possibilité d’une survie dans l’au-delà. Mais les prêtres d’Osiris invitaient aussi à prendre la barque d’Isis sur la voie de l’initiation. Chez les Romains, au contraire, le rituel du baptême (qui deviendra un sacrement surtout administré à des bébés) et l’idée de la résurrection de Jésus sont venus supplanter le principe de la mort et de la renaissance symboliques qui faisait partie de l’enseignement gnostique. Nous ne connaissons pas la date exacte de la naissance de Jésus, mais il est intéressant de noter qu’on attribuait au Dieu Mithra d’être né un 25 décembre, jour où se célébrait, après le solstice d’hiver, la renaissance du soleil. 
La gnose échappe à l’emprise de tout système conceptuel, mais nous pouvons parler de voies et de traditions gnostiques. Elle vise, disions-nous, à surmonter les illusions spatio-temporelles pour élargir la conscience et à se disposer à la contemplation de l’Unitotalité ou de s’élever vers Dieu. Elle est une réponse au « connais-toi toi-même » delphique. Elle ne vise pas à connaître notre identité objective ni notre profil psychologique, mais à prendre conscience de « ce que nous sommes vraiment ». « Ce que nous sommes vraiment », nous l’avons toujours été et le serons toujours, mais le fait d’être incarné, d’être plongé dans l’espace-temps, en a largement provoqué l’oubli. À chaque jour, nous construisons et reconstruisons mentalement une identité d’emprunt, si bien que nous pouvons avoir l’impression de savoir qui nous sommes. Et pour maintenir l’illusion, nous colmatons les brèches par de fausses impressions et de faux savoirs. Le premier pas sur le chemin de la gnose est la docte ignorance, c’est-à-dire l’accession à une ignorance savante qui ne réduit pas la réalité au monde apparent. Il en découle un élargissement de la conscience et une attitude d’ouverture à des idées transcendantes, à cette hauteur où la confiance, l’amour et la raison se rencontrent. Dans son unitotalité, la réalité ne peut pas être objectivée. Autrement dit, tant qu’il y a un sujet qui observe et une chose observée, il y a dualité, donc illusion ou ignorance au sens spirituel du terme. Sur son plan, le discours scientifique n’outrepasse pas dans ses conclusions ce que les observations permettent d’induire. Au plan spirituel, il ne s’agit pas d’accumuler des savoirs objectifs pouvant conférer des pouvoirs sur la nature indépendamment des intentions des personnes qui les ont élaborés, mais, au contraire, de favoriser l’accroissement des sujets concrets de la connaissance. La reconquête de notre vraie nature s’accompagne de paroles si simples que le mental a du mal à construire ses habituels systèmes représentatifs. En tendant vers l’Un, le mental se libère de certaines apparences et de l’absolutisation de valeurs relatives. S’engager sur cette voie suppose que nous croyions que l’être humain, en plus de la conscience mentale, soit doté d’une intuition intellectuelle au sommet de la raison. Il ne s’agit pas de l’intuition mentale dont le propre est de conduire à des jugements utiles à la suite d’un ensemble d’impressions plus ou moins conscients, mais plutôt du « souvenir » d’Idées comme le Beau et le Bien, à la périphérie de notre être originel, du divin en nous. 
L’un des faits notoires observés par Jung dans l’analyse des rêves est que la formule de l’inconscient pour rendre compte d’une dimension transcendante n’est pas une Trinité, mais une Quaternité. Celle-ci pourrait signifier l’intégration de la « Mère de Dieu », de « l’Anima céleste », alors que la Trinité a un caractère exclusivement masculin, du moins en apparence. Dans son livre intitulé « Réponse à Job » (Paris, Buchet/Chastel, 1964), Jung note que « Le livre de Job », où la sagesse de Dieu est questionnée, correspond à une époque sensiblement proche du « Livre des Proverbes ». Or, poursuit l’auteur, nous trouvons dans ce dernier des traces de l’influence grecque qui auraient possiblement transité par l’Asie Mineure ou par Alexandrie. L’une de celles-ci est l’idée de la Sophia [la Sagesse de Dieu] : « Esprit de Dieu » symboliquement féminin, coéternel et préexistant à la Création. Dans Proverbes (8 : 22-31), nous pouvons lire à propos de la Sophia : « Yahvé m’a créée au début de ses desseins, avant ses œuvres les plus anciennes. Dès l’éternité je fus fondée, dès le commencement, avant l’origine de la Terre. Quand l’abîme n’était pas, quand n’étaient pas les sources jaillissantes, je fus enfantée. (…) Quand Il affermit les cieux, j’étais là. (…) …quand Il affermit les fondements de la Terre, j’étais à ses côtés comme la maître d’œuvre, faisant ses délices, jour après jour, m’ébattant tout le temps en sa présence, m’ébattant sur la surface de la Terre et mettant mes délices à fréquenter les enfants des hommes ». Appartenant à la tradition sémitique, Sophia partage déjà certaines qualités essentielles avec le Logos johannique [le Verbe : la Parole créatrice, indissociable de l’Esprit]. On trouve la présence de Celle-ci, remarque Jung, dans un texte datant d’environ 200 ans av. J.-C. dit « Sagesse de Jésus ben Sira », aussi appelé l’Ecclésiastique [cela tient au fait que les premières communautés chrétiennes s’en servaient pour l’instruction des nouveaux baptisés]. Sophia dit d’elle-même (24 : 3-18) : « Je suis issue de la bouche du Très-Haut et, comme une vapeur, j’ai couvert la terre. J’ai habité dans les cieux et mon trône était une colonne de nuée. Seule j’ai fait le tour du cercle des cieux, j’ai parcouru la profondeur des abîmes. Dans les flots de la mer, sur toute la terre, chez tous les peuples et toutes les nations, j’ai régné. (…) Avant les siècles, dès le commencement, Il m’a créée, éternellement Je subsisterai. Dans la tente sainte, en Sa présence, j’ai officié ; … (…) Je suis comme une vigne aux pampres charmants [branches portant des feuilles], et mes fleurs sont des produits de gloire et de richesse. Je suis la Mère du pur amour, de la révérence, de la connaissance et de la digne espérance, Je suis donnée à tous mes enfants, de toute éternité à ceux qui ont été désignés par Lui. » 
Chez certains chrétiens des premiers siècles, la qualité féminine dans la Trinité était attribuée à l’Esprit Saint, considéré comme Sagesse de Dieu, où étaient assimilés Sophia et Logos. Par la suite, cette qualité féminine n’a été que partiellement extirpée. Par exemple, elle s’attache encore au Saint-Esprit par le symbole de la colombe. Pour ce qui est de la Quaternité (où la Sophia est associée au Père, au Fils et au Saint-Esprit), elle est complètement disparue du dogme, mais toujours présente dans le symbolisme liturgique comme la croix aux quatre branches égales enserrées dans un cercle ou au Christ triomphant entouré des quatre évangélistes. Dans la tradition chrétienne, en plus de Dieu exprimé dans le symbole trinitaire, Sophia prend figure de la fiancée céleste de Jérusalem : Marie, mère de Jésus et « Mère de Dieu » qui intercède pour nous. Elle est la figure de l’Anima primordiale, le mystère de la Femme céleste, contenant en l’obscurité de son sein le Soleil de la conscience (l’Animus). Notons que l’équilibre de l’Anima et de l’Animus est l’androgynéité spirituelle vers laquelle tend la démarche initiatique. Fruit des entrailles de Marie, Dieu s’incarne comme être humain, ce qui élève l’humanité à cette hauteur où son essence s’associe à la deuxième Personne de la Trinité. Et, par le Saint-Esprit, la portée lumineuse du sentiment devient une énergie déifiante. Alors que le mot Logos était notoire dans la tradition hellénistique et que la Sophia (personnifiant le Bien et le Beau) est présente dans le platonisme, Saint Jean introduit le Logos dans le christianisme naissant en lui donnant un sens particulier comme synonyme de « Sagesse » ainsi qu’une résonnance nouvelle en référence à Jésus-Christ qu’il exprime ainsi : « En lui était la vie, et la vie était la lumière des hommes ». Alors que l’Église post-constantinienne associe exclusivement la Sagesse divine à l’incarnation de Jésus, la Sophia, dans certains textes sapientiaux, est comprise comme le souffle de la puissance divine et la pure émanation de la gloire de Dieu. Alors que la Sophia est absente de la dogmatique catholique, le culte marial, de plus en plus populaire, va finir par s’imposer, comme le ressouvenir senti mais non nommé de l’Anima céleste, présente de toute éternité, mais oubliée. 
Un des premiers penseurs religieux à placer la Sophia au cœur de sa théologie est Valentin Weigel, précurseur de la théosophie allemande. Celui-ci souligne la mission créatrice de la Sagesse divine : c’est Sophia qui a « arraché Dieu à l’éternité de sa retraite, afin qu’il se révélât dans sa création ». Jacob Boehme, penseur mystique allemand de la fin de la Renaissance, accorde à la Sophia un rôle essentiel dans sa théogonie. Dans Aurora, il explique comment la Sophia préside à l’avènement de Dieu comme Être et comme Créateur : Lumière jaillie des ténèbres de l’Ungrund [le « Sans-fond », la transcendance absolue, la Liberté pure précédant l’Être], Sophia est le miroir dans lequel Dieu non seulement se connaît, se regarde exister, mais aussi s’exprime et se révèle. Dans son Mysterium magnum, Boehme développe l’idée de « l’Imagination divine » qui, dans ce miroir, traduit en formes et en couleurs le déploiement du Logos ainsi que la « corporéité » par laquelle Dieu se manifeste dans la Création. La Sophia représente aussi la Sagesse divine en l’être humain : incréée, indissociable de l’Androgyne primitif (l’humanité pré-adamique, sans division). Chez Boehme, « l’âme sophianique » renvoie à la préexistence céleste de l’être humain ; la chute de celui-ci consistant justement dans la perte de son androgynéité originelle. À la perte de la Sophia céleste correspond la naissance de l’Ève terrestre. La Vierge Marie représente particulièrement la Sophia, et la sophianité de la Vierge renvoie à l’androgynie du Christ. Chez l’être ayant réalisé son androgynie, les principes masculin et féminin ne font qu’un dans un corps de lumière qui reflète l’unité primordiale. La mystique sophianique de Boehme propose ainsi une sorte d’anthropologie spirituelle. 
Influencé par Boehme, le français Louis-Claude de Saint-Martin élabore à la fin du XVIIIe siècle une philosophie originale de la nature proche de celle des romantiques, mais avec un prolongement sophiologique. Il voit la Sophia comme une émanation divine qui contient « les lois de l’Harmonie universelle et des Nombres » qui ont présidé à la création. Avec la notion de Sophia, il développe l’idée d’un principe intermédiaire entre l’esprit et la matière, au sein d’une théorie générale de la création entendue comme connaissance de Dieu par lui-même. Pour lui, comme pour Boehme, Dieu « imagine » dans la Sophia, c’est-à-dire qu’Il S’Y reflète et S’Y représente, Se connaissant ainsi Lui-même à chaque instant dans l’objet créé. Miroir de l’imagination divine et matière première des « images vraies », la Sophia est le principe passif de l’engendrement du monde, alors que Dieu-Créateur en est le principe actif. Dans les premières années du XIXe siècle, Franz von Baader, philosophe mystique, aussi de la mouvance romantique, considère la Sophia comme la matrice de tous les archétypes qui assure le lien entre la créature et son Principe. C’est Elle qui permet de restaurer « l’image de Dieu » en l’être humain. Il influence de façon notable la sophiologie russe qui se développe au début du XXe siècle (voir : N. Losski, Histoire de la philosophie russe, Paris, Payot, 1954). Dans celle-ci, la Sophia est, d’un côté, inséparable de la Divinité ; de l’autre, Elle est le divin dans le monde, le Principe de la création et de l’ordonnancement du monde ainsi que le but vers lequel le monde tout entier doit tendre. Dans sa philosophie religieuse, Vladimir Soloviev développe une sophiologie qui s’insère dans une vision globale des rapports entre le créé et l’incréé, et une pensée théandrique [du grec theos (dieu) et aner (homme)] au sein de laquelle la notion d’humanité se mêle à celle de Dieu. À la suite de Khomiakov, il reprend l’idée d’une connaissance intégrale capable de saisir l’unité intrinsèque du réel. Il s’appuie sur les ressources de la tradition religieuse orthodoxe pour saisir ce qui, de la réalité, échappe à la raison limitative de l’être humain qui fragmente tout ce qu’elle conçoit. En 1875, une révélation mystique lui fait voir la Sophia comme le visage féminin de Dieu, rayonnant de « tendresse » et de « pureté ». En Elle se transfigure la matière, et par Elle l’esprit s’incarne. Selon lui, c’est ce phénomène mystérieux de l’Incarnation « sophianique » qui fait de la sophiologie la principale clé d’intelligibilité du réel. Avec Soloviev, la Sophia prend un double aspect et s’identifie tantôt avec le monde des idées dans l’Absolu, tantôt avec le principe absolu dans sa manifestation. C’est cette dualité de la Sophia qui exprime son caractère médiateur. En effet, sous ses aspects divers, elle se rapporte aussi bien au monde divin qu’au monde créé. Soloviev définit la Sophia dans cette perspective tantôt comme le corps de Dieu, tantôt comme l’âme du monde. 
Paul Florensky voit en Sophia la réalité cosmique comprise comme un tout, soudée par l’amour pour Dieu et illuminée par la beauté du Saint-Esprit. Il la considère comme « le quatrième élément hypostatique » [quatrième Personne incluse dans la Trinité]. Il décrit Sophia non comme une essence métaphysique (fruit d’une démarche logique obéissant au principe de non contradiction), mais comme une réalité expérientielle, en soulignant le caractère premier et authentique de l’intuition religieuse. C’est pourquoi il parle de façon imagée de la Sophia : Elle est la « grande racine de la créature dans son ensemble », la « nature originelle des créatures », « l’amour créateur de Dieu dans l’être créé ». Serge Boulgakov, philosophe et théologien orthodoxe russe, élabore une sophiologie dogmatique originale tenant aussi bien de la tradition de l’Église d’Orient que des interrogations philosophiques de l’occident. Il souhaite continuer l’entreprise d’adaptation de la théorie des Idées de Platon à la vision chrétienne du monde, commencée par des Pères de l’Église d’Orient comme Athanase d’Alexandrie et Grégoire de Nazianze, puis reprise par Vladimir Soloviev. Il identifie la Sophia au monde des Idées situé dans l’Intelligence divine et contenant les archétypes des créatures de toutes les espèces ainsi que les lois de l’Univers. L’idée de l’Univers, du Cosmos, est « Une » en Dieu, mais elle contient toute la multiplicité des Idées qui constituent l’ordre cosmique du monde. Dans l’Intelligence divine, ce monde des Idées est éternel, incréé. Il est transcendant en Dieu, et sans division, mais il est immanent au Monde dans la Création où il se révèle dans une grande diversité. Cette conception conduit Boulgakov à échafauder une théorie de la double Sophia : la Sophie divine qui est transcendante et la Sophie de créature, immanente à la création (voir : S. Boulgakov, Le Paraclet, Paris, Aubier, 1946, pages 171 à 211). Pour lui, la tâche de l’humanité consiste dans la « transfiguration sophianique » du monde. C’est en effet en Dieu que le monde trouve à la fois le fondement de sa réalité ainsi que sa finalité, et c’est la Sophia qui réalise cette relation et la transfiguration. Créer, c’est un élan « au-delà et au-dessus de soi ; et par cet élan, la puissance créatrice atteint sa propre profondeur ou s’élève jusqu’à rencontrer l’esprit qui descend d’en haut. … l’esprit créateur, en tendant vers ce qui le surpasse, peut véritablement s’élever et contempler les hauteurs. C’est atteindre sophianiquement à sa propre sophianité » (Ibidem, page 208). 
Robert Clavet, PhD 
Photo principale :  La cathédrale Sainte Sophie de Kiev

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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