La Maison Gainsbourg, à vivre

Deux photos d'une rue avec des graffitis, comportant le tag emblématique "Le feu Gainsbarre" de Gainsbourg. Deux photos d'une rue avec des graffitis, comportant le tag emblématique "Le feu Gainsbarre" de Gainsbourg.
Le feu Gainsbarre immortalisé par Gainsbourg.  Texte et photos par Louis Bonneville
Le 20 septembre 2023 est jour d’inauguration à Paris. En effet, dans le quartier Saint-Thomas-d’Aquin, dans le  7ᵉ arrondissement, l’entrée grillagée donnant sur le vestibule du 5 bis rue de Verneuil s’ouvre finalement au  monde. Cet antre fut celui du plus célèbre dandy français de son époque — Serge Gainsbourg. C’est en 1967 qu’il acquit ce bâtiment à l’architecture singulière dans ce type de quartier cossu, des écuries du 19e siècle,  transformées en habitation. Après y avoir fait revamper tout l’intérieur, il y façonna son petit hôtel particulier —  à son image — avec un souci du détail quasi compulsif, et ce, jusqu’à son trépas en 1991. Il n’avait que 62 ans… 
Pendant plus de trente ans, sa fille chérie — Charlotte — préserva ces lieux intacts, tel un sanctuaire de l’art de  son père et de son intimité : une sorte de mémoire immobile marquée par le fer rouge de sa dernière nuit sur Terre. De fait, tout comme il l’avait prédit, il se méfiait de l’aube, là où, souvent, les arrêts cardiaques fauchent les prédisposés. À l’évidence, l’artiste était depuis des lustres sous l’emprise grandissante d’un alter ego maléfique — le Gainsbarre — une manière de poète maudit contemporain enclin à d’intenses excès de nicotine, d’alcool et de barbituriques. De là, sans doute, cet état de santé fragilisé qui se dégrada au fil de sa dernière décennie de vie, malgré les nombreux signaux d’alarme qui auraient pu donner l’électrochoc nécessaire pour instaurer des changements majeurs d’hygiène de vie pour lutter contre soi-même — ses démons… Le long deuil  de sa fille fit son chemin et, parallèlement, une perspective germa dans son esprit et son cœur : exposer, ce qui était déjà du vivant de l’esthète, une forme de musée évolutif de son propre parcours.
Mais comment réussir dans ces lieux exigus à faire déambuler un public tout en gardant intacte la disposition des innombrables reliques de l’artiste ? Ce défi périlleux comporta son lot de remises en question tout au cours du processus, long de plus de cinq ans. Au final ? L’expansion de cet environnement. En effet, face au 5 bis, en diagonale gauche,  Charlotte devint propriétaire de deux rez-de-chaussée adjacents, dont un avec demi-sous-sol. C’est là qu’elle implanta une sorte de quartier général Gainsbourg, qui, il va sans dire, était nécessaire au bon déroulement de cette incursion. En effet, ce bâtiment complémentaire (le 14 rue de Verneuil) est un écrin flambant neuf nommé La maison Gainsbourg. Elle est constituée, d’un côté, d’un musée retraçant chronologiquement la vie de Gainsbourg, et, de l’autre, de l’accueil-billetterie, d’une librairie-boutique. Enfin, tout au fond, un bar feutré noir  — le Gainsbarre. 

Le 4 avril 2023, à 10 h le matin, la vente en ligne du parcours « Maison & Musée » est lancée. Évidemment, l’engouement est vif. Les plus alertes réussissent à se procurer cet accès inespéré pour enfin contempler l’intimité de Gainsbourg. Pour ma part, à 10 h 21, je réussis à conclure ma transaction : la première semaine des visites affiche déjà complet, et, dès la fin de la journée, toutes les cases horaires de 2023 sont remplies. Dès lors, la vente se suspend, et devrait reprendre pour le calendrier 2024… 
Les mois passent. Enfin, le 27 septembre, fraîchement débarqué à Paris, je me plante rue de Verneuil devant le «mur Gainsbourg» du 5 bis : une sorte de structure bétonnée préservant l’intimité du lieu. Jadis blanc, le mur a été entièrement recouvert par divers graffitis et autres offrandes visuelles imprégnées aléatoirement au fil des ans par des actes de fanatisme rendant hommage à l’idole. L’accès à cet hôtel particulier se fait deux personnes à la fois. Un écart de six minutes sépare les couples entrants. Ainsi, on éprouve le vif sentiment d’être quasiment seul chez Gainsbourg. D’autant plus qu’un audioguide nous enveloppe parfaitement ; un montage audio de trente minutes créé avec la voix de Charlotte. Il s’agit sans aucun doute de la clé de la réussite de ce pèlerinage : cet enregistrement, réalisé par le plasticien sonore Stephan Crasneanscki (Patti Smith), se voulait au départ un simple mémorial des impressions de Charlotte sur les lieux de son enfance et plus…
Sa voix fragile et ténue nous guide vers l’essence des objets qui s’y trouvent, et, surtout, elle parvient, par la force de l’intégrité intimiste de sa souvenance, à réverbérer l’inertie des lieux sous une forme onirique habitée — un tour de force. Deux paliers permettent de présenter les objets intacts et disposés comme seul l’esprit unique de Gainsbourg pouvait le faire. La visite débute au rez-de-chaussée par le célèbre living-room. Cette grande pièce aux murs noir velours et au sol de carrelage blanc est tantôt un atelier de création musicale : piano à queue Steinway, piano électrique Rhodes Seventy Three, Orgue Lowrey ; tantôt un after night : un mini bar, canapé et fauteuil somptueux avec accoudoir à tête d’aigle, table basse en verre avec le cendrier rempli de mégots (sous la table, on peut apercevoir une photo de Gainsbourg en compagnie de Ray Charles [1987]) ; tantôt l’exposition de sa réussite : disques d’or et platine, revues de presse ; tantôt ses amours : une splendide photo encadrée de Brigitte Bardot d’environ cinq pieds de hauteur est posée au sol (c’est d’ailleurs avec BB que Serge avait prévu s’installer dans ces lieux…),  photos ici et là de Jane Birkin (mère de Charlotte) et de Bambou (mère de son fils Lucien), et, étonnamment, plusieurs références à Marylin Monroe à qui il semblait vouer un culte… Tant d’objets dans cette pièce ; de quoi perdre l’œil pour un sacré bout de temps, et j’en passe… 
La suite de la visite nous fait retraverser le vestibule pour ensuite emprunter une allée extérieure menant au fond de la maison. Là, un second accès donne sur le living-room, mais également sur l’escalier et la cuisine. Dans ce coin-repas aux dimensions très parisiennes, on remarque d’emblée une tablette décorative surélevée où repose une série de bouteilles de vin vides, sans doute des souvenirs symboliques. Je discerne l’appellation de celle qui  règne au centre des autres : un Pomerol… Charlotte nous apprend de sa voix envoûtante qu’auparavant il y avait au fond de cette pièce une porte ouvrant sur une nursery qui lui était dédiée, ainsi qu’à sa demi-sœur, Kate (fille de Jane et de John Barry). Après le départ de Birkin en 1980 (au bout de douze ans de vie commune), Serge condamnera cette porte. Ce geste pouvant être considéré comme symbolique n’est pourtant qu’une obligation :  cette chambre qu’il louait se trouve dans un bâtiment adjacent, et il ne put l’acquérir — seule pièce de puzzle  manquante à l’ensemble de l’exposition… 
À l’étage, quatre pièces et quelques commodités, jointes par un couloir en forme de « L » inversé. Adossés à  l’escalier, nous empruntons la partie du couloir arrière de l’étage. Aussitôt, on découvre le minuscule placard de Serge. Y reposent seulement quelques vestes, chemises bleues, jeans, et ses légendaires Repetto blancs. Le jouxtant, un autre placard de même dimension est clos, celui de Jane… Toujours du même côté, une porte fermée, les toilettes sans doute, puis une salle d’eau. En face, la chambre des poupées, un étrange endroit, qui, à l’époque, se voulait la pièce de Jane. Au bout de ce couloir, au-dessus de la cuisine plus précisément, le bureau de Serge avec sa machine à écrire. Les murs sont des étagères où les livres semblent stratégiquement positionnés selon diverses logiques existentielles et esthétiques.
L’autre pan du couloir est celui qui traverse toute la maison  de l’arrière vers l’avant. Il est à lui seul une expérience visuelle, la continuité de celle de l’escalier, avec nombreux encadrés de photos, affiches et revues de presse posées au sol ou accrochées de part et d’autre : Monroe, Birkin, Charlotte, etc. Au centre du couloir à droite, la salle de bain… Les impressions livrées par la  voix pure de Charlotte nous guidant via notre casque d’écoute se font de plus en plus intimistes et senties,  ajoutant ainsi — indéniablement — à l’impression de pénétrer les réels moments s’étant déroulés dans ces lieux.  Au final, la charge émotive se décuple : au bout du couloir, la chambre de Serge. À partir de quelques souvenirs,  Charlotte présente ce lieu important, relatant dans les moindres détails la découverte de son père inanimé, tout comme le déroulement des jours qui suivirent. 
À la sortie de cette maison, les visiteurs observent une forme de silence quasi mystique — l’expérience est singulière et sans contredit renversante : certains pleurent, d’autres sont sans mots… 

Le temps de reprendre nos esprits, on se rend au musée. Tout comme si nous étions en quelque sorte dans le couloir à l’étage de la maison, la visite se déroule dans un long corridor. À notre gauche, la chronologie de la vie de Gainsbourg s’expose avec une collection de près de quatre cent cinquante de ses choses personnelles :  bulletin scolaire, photographies, photos, polaroids, toiles de son propre coup de pinceau, partitions et paroles de chansons manuscrites, disques, revues de presse, etc. À notre droite, un documentaire audiovisuel d’environ vingt minutes retrace chronologiquement sa vie, un parcours scindé en plus ou moins six stations. De cette façon, le rythme est allégé et surtout la synchronicité temporelle du trajet de la visite est conservée avec la section objets. Au fond de cette longue voie se trouve la statue de L’Homme à la tête de chou. Elle y trône en quelque sorte, tel le gardien de ce mémorial…
Ce bronze signé Claude Lalanne, acquis par Gainsbourg en 1976,  deviendra emblématique d’un de ses albums concept et même plus encore… La visite se termine au sous-sol avec, entre autres, une impressionnante installation des diverses éditions 45 tours du mégasuccès « Je t’aime moi non plus ». Puis, retour au rez-de-chaussée vers le chic et silencieux Gainsbarre. À la façon piano-bar, comme au début de la carrière de Gainsbourg, un piano y règne, seul maître musical pouvant se faire entendre dans ce  cabaret. Avant la sortie, nous traversons un espace boutique : livres photo, affiches, disques vinyle, CD’s (curieusement, seulement deux albums sont offerts dans ce format) et autres objets-souvenirs. L’article prédominant est la réplique d’une veste de Gainsbourg exécutée chez Yves Saint-Laurent (2 590 €)… Ainsi se clôt l’intense et singulier pèlerinage Gainsbourg. 
L’initiative et le parachèvement de Charlotte de La maison Gainsbourg étaient à la fois espérés et inespérés. Le principal intéressé aurait certainement été touché et fier du résultat : une lumière claire dirigée précisément sur  les aspects idéalisés du beau et de l’admirable chez cet artiste… Longue vie !

Crédits:  Texte et photos : Louis Bonneville @2023
Extrait du documentaire : À bout portant / ORTF / 19/09/1973

Les photos inédites commentées par Charlotte Gainsbourg / 2023

Poésie Trois-RivièreLe Pois Penché

Intervenant à différents titres dans l’industrie musicale, Louis Bonneville, mélomane, est également un collectionneur de disques vinyle. Cette passion lui permet de découvrir et d’analyser un nombre considérable d’albums.