Détaché de tout lien avec la valeur, l’absolu, le sens et la finalité, l’Univers comme « substance étendue » est par excellence un objet de science, mais il suscite la reconnaissance d’un autre plan de la réalité, comme l’a fait Descartes lui-même.
Avec la révolution copernicienne, l’opposition entre « un monde du changement et de la corruption » et « un monde immuable » (mais au moins partiellement observable comme les soi-disant étoiles fixes), n’avait été que partiellement abandonnée. Mais cette fois, avec la « substance étendue » de Descartes, elle l’est complètement. En effet, le Monde cartésien est matériellement unifié et uniformisé dans son contenu et ses lois. « La terre et les cieux sont faits d’une même matière et il ne peut y avoir plusieurs mondes », déclare le philosophe français. Celui-ci considère le Monde non pas comme une multiplicité discontinue d’ensembles séparés les uns des autres, mais comme une unité au sein de laquelle il y a un nombre indéfini de systèmes faits d’une même matière, subordonnés et reliés les uns aux autres. Mais, en même temps, il applique à Dieu, qui s’exprime seulement dans l’âme humaine, qu’Il soit infini, éternel et immuable. Nous pouvons difficilement imaginer aujourd’hui à quel point le monde cartésien a pu bouleverser les consciences de son époque. La fameuse volte-face d’Henry More (1614-1687) en atteste. D’abord attiré par la pensée de Descartes, le philosophe anglais finit par se tourner contre elle et accuser son auteur de favoriser l’athéisme. Tout en acceptant une partie de la physique cartésienne, il n’abandonna jamais sa croyance en l’existence « d’agents spirituels » dans la nature et rejeta l’opposition radicale entre la matière (la substance étendue) et l’esprit (défini par la conscience de soi et la liberté). Tout en admettant que l’âme soit immatérielle, il se demandait comment une âme purement spirituelle, donc sans étendue, pourrait être jointe à un corps dont le propre est d’avoir une étendue ; ou encore, comment un Dieu « sans étendue » pourrait être présent dans le monde.
Pascal (1623-1662), en opposition avec Descartes (en allant plutôt dans le sens de la « coïncidence des opposés » de Nicolas de Cues qui admet une interpénétration de l’Infini et du monde manifesté), dit en substance que les extrémités se trouvent et se réunissent à force d’être éloignées, se réunissent en Dieu. En opposition cette fois avec More, et en faisant écho à Descartes, il écrit : « Nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni borne ». En dotant Dieu d’une extension, More en vient à rejeter la négation cartésienne du vide car, selon lui, l’espace vide n’est vide que de matière et peut ainsi continuer à être rempli par une sorte « d’extension divine ». Il oppose à la géométrisation cartésienne de la matière la vieille distinction entre l’espace et les choses qui s’y meuvent en s’excluant l’une l’autre à cause de leur impénétrabilité. Il conçoit l’espace comme étant plein, non d’un éther quelconque mais, pour ainsi dire, de « Dieu ». Il rejette par conséquent l’existence des grands tourbillons d’éther dont parle Descartes pour expliquer le mouvement des planètes et leur maintien sur leurs trajectoires. En plus de rejeter la différence radicale entre l’ordre de réalité de l’esprit et celui de la matérialité (en attribuant par exemple une extension à Dieu, aux âmes et aux anges), il refuse l’idée que, s’il n’y avait pas de monde, il n’y aurait pas de temps. Pourtant, prêter une temporalité à Dieu le rendrait immanent au monde, alors que, par définition, le Créateur le transcende. On sait que, à l’opposé, Descartes conçoit Dieu comme un pur esprit infini d’une nature incomparable, unique, non quantitative et non dimensionnelle, à propos duquel l’extension spatiale n’a rien à voir et dont la présence dans le monde passe uniquement par l’âme humaine. Celle-ci, faite à l’image de Dieu, est un pur esprit dotant l’être humain d’une intelligence à la fois capable de penser Dieu et l’infini, et de découvrir la vérité au sujet d’un monde physique qui est objet d’entendement et d’imagination.
More conçoit la matière comme étant mobile dans un espace immobile non affecté par la présence ou l’absence de celle-ci. Il refuse l’explication mécanique de la gravité de Descartes au nom d’une « puissance d’unité » empêchant la matière de se disperser, qui se trouve dans « l’esprit de la nature » animant l’Univers entier et dont l’extension est celle de l’espace infini (identifiable à « l’extension divine »). Il défend une conception quasi fantomatique de l’esprit. Au 17e siècle, remarque Koyré, l’idée d’une entité étendue bien qu’immatérielle n’avait rien d’exceptionnel : des entités de ce genre jouaient un grand rôle tant dans la vie quotidienne qu’en science. Bien qu’immatérielle et incorporelle, la lumière, par exemple, est non seulement étendue mais susceptible d’agir sur la matière et d’en subir l’action. En fait, elle possède presque toutes les propriétés que More attribue à « l’esprit », y compris celles de « la condensation », de « la dilatation » et jusqu’à « l’épaisseur essentielle » qui pourrait être représentée par l’intensité de la lumière, elle-même variable, comme la soi-disant « épaisseur » de l’esprit avec sa « contraction » et sa « dilatation ». Ce genre d’entité semblait en plus être confirmé par la force magnétique (comme celle des aimants) et par la gravité qui traverse librement les corps sans être arrêtée ni modifiée. Et tout cela sans parler de l’éther qui joue un grand rôle depuis l’Antiquité, défini comme une substance subtile distincte de la matière permettant la transmission d’effets entre les corps. Quoi qu’il en soit, l’opposition radicale entre le monde fantasmagorique de More et la froide et incolore « substance étendue » de Descartes (privée de toute fonction médiatrice et non transfigurable), illustre bien la problématique de la confusion des ordres du réel.
Kant (1724-1804) va apporter une importante contribution en distinguant le monde phénoménal (plan de la multiplicité, de la spatio-temporalité, de la finitude et de la quantité) et la réalité nouménale (plan de l’unité, de l’éternité et de l’infini). Il va démontrer clairement que cette dernière n’est pas accessible à la science, mais va aussi prétendre que celle-ci ne peut être approchée que par une « raison pratique » qui, jointe à la volonté et au devoir, est limitée à la croyance. Il ignore ainsi le grand héritage platonicien selon lequel il est possible d’avoir une expérience du divin par le « connais-toi toi-même » menant à l’union de la raison et de l’amour.
Robert Clavet, PhD LaMetropole.Com
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