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Philosophie spirituelle, pour des temps nouveaux. (Texte no. 6)

Un affleurement rocheux mystique émerge de l’océan dégageant une atmosphère de philosophie transcendantale. La formation se dresse fièrement sur fond de ciel maussade et nuageux, invitant à une profonde contemplation et à des intros. Un affleurement rocheux mystique émerge de l’océan dégageant une atmosphère de philosophie transcendantale. La formation se dresse fièrement sur fond de ciel maussade et nuageux, invitant à une profonde contemplation et à des intros.

Nous n’avons pas conscience de naître. Durant l’enfance, ordinairement, tout se passe comme si nous avions toujours été là, comme au lendemain d’un sommeil sans rêve. Avec le temps, selon les circonstances, nous prenons progressivement conscience que nous sommes tous promis à la mort, mais en continuant la plupart du temps à vivre comme si la mort n’allait jamais survenir, bien que nous luttions contre le vieillissement et soyons généralement reconnaissants à la médecine de chercher à prolonger la vie. Nous savons que ce qui naît est appelé à mourir, mais cette vérité biologique ne répond pas aux questions fondamentales. Chez certains, l’expérience de la mort d’un proche provoque un état de conscience inhabituel faisant pressentir, à la manière de certains instants sublimes, une sorte de présence invisible et intemporelle. Comme l’éros, la mort fait partie intégrante de la vie. Elle fait souvent peur, surtout si on l’associe à une éventuelle agonie. Mais cette dernière n’est toutefois pas la mort. Au contraire, en effet, la souffrance est le fait d’un être encore vivant. En réalité, la mort comme telle se soustrait à l’expérience ; cela est évident dans le cas d’une mort instantanée ou pendant le sommeil, mais, en fin de compte, c’est aussi le cas au terme d’une agonie. L’angoisse qu’inspire le fait même d’être mort est liée à l’instinct de survie, mais elle est aussi relative à différentes croyances. Sur ce plan, la science n’a pas de réponses : nous n’avons aucune expérience directe de l’au-delà. Personne n’en est revenu. C’est pourquoi certains peuvent raisonnablement dire : en fin de compte, la mort est tout simplement un néant et la peur de la mort est la peur de rien. Mais d’autres peuvent imaginer l’état d’être mort comme une autre sorte d’existence, bienheureuse ou malheureuse.

La mort est inévitable. C’est une piètre consolation que de se dire que l’on survivra dans le souvenir d’autrui, dans sa descendance, à travers nos œuvres, et même, dans le cas de certains grands destins, dans une gloire pour tous les temps. Tout a une fin : non seulement ce que je suis, ce que les autres sont, mais l’humanité entière et tout ce qu’elle produit et réalise. Tout sombre dans l’oubli, comme s’il n’avait jamais existé. Pour la philosophie spirituelle, la soif d’éternité n’est cependant pas dépourvue de sens. Devant le caractère apparemment définitif de la mort, le médecin pythagoricien Alcméon de Crotone (6e siècle av. J.-C.) répondait : « Si les humains déclinent, c’est parce qu’ils n’ont pas la force de rattacher le commencement et la fin. » Quiconque y parviendrait, concluait-il, serait immortel. Que voulait-il dire ? Dans le temps linéaire, tout ce qui est temporel conduit à une fin irrévocable. Mais le pythagoricien concevait le temps d’une façon cyclique. À ses yeux, l’immortalité consistait en ce qui se répète dans un éternel retour. Nietzsche pensait que la croyance en l’éternel retour était la plus énergique affirmation de la vie. À tout instant, l’idée de l’éternel retour rattache la fin au commencement. La distance qui sépare la fin (la mort) et le commencement (la naissance) fut-elle immense, elle n’est rien si la vie est revécue un nombre infini de fois. La temporalité est symbolisée par le cycle des jours et des saisons, mais, grâce au retour, son caractère cyclique exprime aussi l’éternité et l’immortalité. Le caractère passager des choses temporelles engendre une tristesse corrélative à la joie de vivre que celles-ci procurent. Cette tristesse ne peut être surmontée que par quelque chose de permanent, une réalité intemporelle que révèlent des images temporaires que l’on peut imaginer se reproduire un nombre infini de fois. Par la puissance transfiguratrice de la conscience symbolique, l’expérience de la beauté fait pressentir l’éternité dans l’instant et inspire la gratitude et l’amour.

Alors que le temps cyclique permet de concevoir la nouveauté comme revenant indéfiniment, mais sans qu’en subsiste généralement le moindre souvenir, le temps linéaire dramatise les prises de décision en face des événements, apparemment uniques. Il n’y a pas d’autres mondes objectivables, mais à l’expérience et à la pensée s’ouvre, pour ainsi dire, une autre dimension. Pour accéder à l’idée de dépassement du temps, il faut paradoxalement exister dans le temps. La temporalité est le devenir réel, son expérience se déroule dans le présent sensible dans lequel nous nous mouvons. Elle se distingue de l’éternité, qui n’est pas que la non-temporalité. Le théorème de Pythagore était valable avant que son auteur ne l’eût découvert, et il l’est encore lorsque personne ne le pense. Alors que sa découverte et l’action de penser sa signification se produisent dans le temps, la réalité signifiée par celui-ci est intemporelle. La non-temporalité ou l’absence de temps peut être pensée en concevant des significations intemporelles, comme dans les mathématiques et la logique pure. L’éternité transcende et unifie le présent temporel et les êtres intemporels. Elle ne peut être pensée qu’à partir d’une expérience existentielle fulgurante dont aucune science ne peut rendre compte. L’expérience de l’éternité suppose un dépassement de la scission sujet-objet, car, dans celle-ci, le sujet connaissant et l’objet connu ne font qu’un. Elle découle d’une intuition de l’Un, comme un puissant ressouvenir émanant de l’âme, habituellement inconscient. Cette expérience ne se produit qu’après une sorte d’ébranlement de la quotidienneté, comme à la suite de la mort de personnes aimées, pouvant tantôt pousser au désespoir, tantôt conduire à la certitude de l’éternité. Nous sommes mortels en tant que simples existants, mais aussi immortels en ce sens que, tout en étant présents dans le temps, nous participons à l’éternité et pouvons la penser. Nous sommes mortels en tant que faits de la nature, mais immortels en ceci que, mus par la puissance d’un mystérieux amour, nous nous réalisons dans la liberté.

Tout ce discours sur le temps et l’éternité n’est évidemment pas scientifique, mais il est un langage pour exprimer une certaine expérience intérieure. Il peut rejoindre fortement certains et ne rien vouloir dire pour d’autres. Les idées susceptibles d’éclairer l’expérience de l’immortalité ne créent pas la conscience de la présence éternelle, mais elles témoignent d’une expérience que l’on peut évidemment interpréter de bien d’autres façons. L’expérience se trouve dans l’unicité irremplaçable de chacun, et non dans une connaissance objectivable et froidement transmissible. La certitude de l’immortalité ne trouve son fondement que dans une expérience existentielle qui, pour être communiquée, suppose une communauté d’expérience. La paix en face de la mort ne découle pas du fait d’ignorer celle-ci, mais procède de la certitude qu’aucune mort ne peut nous ravir définitivement ; et cela, non par attachement à l’égo, mais par amour de ce que nous sommes vraiment, amour indissociable de la Présence à laquelle nous participons et dont nous sommes inégalement conscients. La conscience de la mort peut précipiter dans un abîme où tout semble insensé, où rien ne s’accomplit ; mais nous pouvons être tirés de cet état par une expérience qui convainc que la mort définitive n’est pas. En oscillant entre des impressions de chutes dans l’absurde et des élans pleins d’enthousiasme, nous nous approchons de nous-mêmes, de ce que nous sommes vraiment. Nous sommes plongés dans l’inconnu et la vie est une aventure. Si nous étions absolument sûrs de notre immortalité, nous serions dépouillés de notre nature ; mais admettre notre ignorance ne suffit pas. L’immortalité s’exprime par des idées et des images qui ne constituent pas une science, mais qui ont une valeur symbolique et énergétique, comme certains grands mythes dont l’efficacité psychique est réelle. En philosophie spirituelle, il est très important de distinguer les faits et les choses empiriques des symboles, de manière à ne pas confondre les niveaux de discours et les différents plans de la réalité auxquelles ceux-ci renvoient.

Sur un fond de docte ignorance, la philosophie spirituelle rend compte d’expériences profondes de personnes en chair et en os, ayant conduit à des choix par amour, et qui dit amour dit liberté. Dans l’amoureuse initiation, à propos de ces amours qui ne sont au fond que la révélation d’une puissance tendue vers l’infini, Milosz conclut : « L’objet d’un amour, et singulièrement d’un amour très profond, n’en peut jamais être la fin. Dans la grande adoration, la créature n’est point autre chose qu’un médium. L’amour véritable a faim de réalité, or, il n’y a de réalité qu’en Dieu. » Dans l’expérience spirituelle, le dualisme esprit/matière est surmonté. Une transfiguration de la matière restauratrice de son caractère cosmique est possible. Pensons, par exemple, à la beauté et à la puissance d’évocation du regard de la personne aimée, dont les yeux ne sont tout à coup plus que de simples globes oculaires, comme ceux que l’on peut voir dans des pots de formol. La beauté de l’être aimé transcende ce qui est observable objectivement : la beauté matérielle ouvre sur l’immatériel, le visible sur l’invisible. Mais comment dépasser l’ordre des phénomènes et la sphère de la connaissance scientifique, qui demande à exclure le sujet concret dans ses résultats définitifs ? La réponse s’inscrit à la fois dans les traditions socratique et kierkegaardienne : en choisissant l’existence authentique, liée à l’exploration de ce que nous sommes vraiment. En d’autres termes, en devenant des aventuriers de l’esprit, ouverts à tout ce qui se trouve en nous. L’énergie divine agit dans le monde d’une façon chiffrée par la transparence indicible de la beauté, mais elle agit surtout dans l’âme où l’image est en tension vers son origine. La spiritualité est vécue dans la multiplicité, tout en étant paradoxalement tendue vers l’unité. La condition séparée et la tension vers l’unité sont deux dimensions antinomiques inhérentes à l’existence humaine, d’où son caractère tragique.

Bien qu’ils aient accordé une grande importance à la connaissance du monde physique, les sages de l’Orient et de la Grèce étaient convaincus que la Vérité absolue, qui est Une, réside en nous-mêmes. Pour eux, l’âme est le lien à la réalité véritable et la clef de l’existence. En centrant leur volonté, en développant leurs facultés latentes, ils atteignaient à ce foyer vivant qu’ils nommaient Dieu, à l’origine de la culture spirituelle dont le suc nous nourrit encore aujourd’hui et nous préserve d’une attitude doutant d’elle-même et des bienfaits de la liberté. L’intelligence spirituelle accueille une mystérieuse lumière, seule libératrice de l’esclavage de la nécessité. La création spirituelle résulte d’un acte d’amour électif relié à l’ineffable Déité qui est à la fois Être et Néant, où s’enracine la Liberté incréée. Selon Boehme, la volonté divine constitue un principe encore plus fondamental que l’être comme tel : c’est selon sa libre volonté que Dieu engendre toute réalité, y compris la sienne. Moteur de la vie du monde, cette volonté est également moteur de la vie divine, acte pur par lequel Dieu s’engendre et naît à la conscience. Elle correspond à son désir de produire des images dont la dualité permet la conscience de soi. Chez l’être humain, la liberté permet de se fourvoyer, mais les errances favorisent la réalisation de soi. Issue d’un manque, l’énergie amoureuse s’associe à une puissante volonté de dépasser les limites. L’érotisme révèle la nostalgie d’une intégralité de l’être, que tend à démentir la multiplicité et la séparation en individus particuliers. Cette nostalgie s’accompagne d’un désir et d’une souffrance, et ce n’est qu’en mourant à quelque chose afin de renaître à quelque chose d’autre, que ce désir peut être comblé et cette souffrance soulagée. Cette discontinuité des êtres ne s’expérimente pas seulement entre les individus, mais aussi, et surtout, de soi-même à soi-même. Les désirs émergent d’un moi changeant, différent d’une période à une autre, en quête d’une continuité et d’une intégralité que la beauté inspire. Berdiaeff disait que l’amour est « le contenu de la liberté ». Les épreuves nous placent douloureusement devant l’abîme de ce qui nous manque, sans combler ce vide. Mais, si l’épreuve ne nous détruit pas, des horizons élargis se présentent. La souffrance ne doit pas être valorisée, mais, inhérente à l’existence, elle favorise un éveil de la conscience, cette étincelle divine, dans une sorte d’éclatement de la quotidienneté avec ses masques et ses artifices. Par une spiritualité assumée, l’existence humaine devient en tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre. Entre l’ombre et la lumière, il n’y a pas d’autre issu que d’assumer les contradictions de l’errance. Le motif symbolique fondamental de la spiritualité est de penser Dieu comme « Aimant » et les êtres humains comme « Aimés », appelés librement, par amour, à une vocation créatrice. Tout peut se commander, sauf l’amour.

Robert Clavet, PhD    LaMetropole.Com

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.

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