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Introduction à la philosophie spirituelle. (Texte no. 11)

L’image d’un homme barbu regardant les planètes et réfléchissant à la philosophie spirituelle. L’image d’un homme barbu regardant les planètes et réfléchissant à la philosophie spirituelle.

La révolution copernicienne met fin à la vieille structure hiérarchique d’Aristote et de Ptolémée qui opposait le soi-disant « domaine céleste de l’être immuable » aux « régions sublunaires du changement et de la dissolution ». Toutefois, elle maintient un centre du Monde en remplaçant la Terre par un Soleil prétendument immobile, en plus d’affirmer l’existence d’une sphère d’étoiles fixes. De plus, Copernic propose un Monde limité (fini) et ordonné, bien qu’immense, même s’il lui semble étrange que quelque chose puisse n’être contenu dans rien. Mais bientôt, des érudits déclarent que la sphère d’étoiles fixes n’existe pas et que l’Univers s’étend à l’infini. Les esprits se préparaient à passer d’un Monde clos à un Monde ouvert, mais en confondant les discours philosophiques, scientifiques et religieux, sans parler de l’ambiguïté du mot « infini », souvent pris comme synonyme d’immense. Alexandre Koyré signale que même si la disparition dans l’imaginaire d’un Cosmos ordonné et d’une Terre au centre du Monde, a pu contribuer à la conception d’un Monde muet et terrifiant favorisant le nihilisme et la désespérance, il n’en était pas ainsi au début. En effet, un Giordano Bruno (1548-1600) annonce au contraire avec enthousiasme l’éclatement des sphères qui nous séparaient de vastes espaces ouverts et des trésors inépuisables d’un Univers infini et toujours changeant. Il déclare qu’un Univers immuable aurait été un Univers mort. Dans l’espace infini qu’il conçoit, il y a des soleils innombrables semblables au nôtre, avec des planètes autour. Pour répondre à l’objection selon laquelle le concept d’infinité ne peut être appliqué qu’à Dieu, Bruno admet l’extrême différence entre l’infinité intensive (intense) et parfaitement simple de Dieu (accessible à l’intelligence transcendantale, mais se situant au-delà de tout nombre et de toute mesure) et l’infinité multiple et extensive du Monde, assimilable au concept d’immensité. Une distance infinie entre deux corps étant impensable, aussi impensable que l’ajout sans fin d’étoiles situées à des distances finies, il apparaît évident que l’étude quantitative de l’Univers et l’intuition de son unicité ne se situent pas sur le même plan. Ce n’est donc pas sans raison que Kepler (1571-1630) déclare que l’idée d’un Univers infini est dénuée de signification scientifique. Adepte de l’héliocentrisme, il fait un apport important dans le calcul et la description du mouvement des planètes. Cependant, influencé par la religion, il déclare, à l’instar de Copernic, que le système solaire est au centre de l’Univers et est entouré d’innombrables étoiles fixes, puisque celles-ci se trouvent toujours à une distance finie d’un point d’observation donné. Par ailleurs, fidèle à la scolastique aristotélicienne, il insiste sur la conception selon laquelle il ne peut y avoir un espace vide, puisque celui-ci n’est rien. Il explique qu’il n’y a pas un « espace vide » qui aurait été créé par Dieu, qui a certes créé le Monde à partir du néant, mais n’a pas commencé par créer un néant. Selon ce point de vue, l’espace n’existe qu’en fonction des corps : s’il n’y avait pas de corps, il n’y aurait pas d’espace. Si Dieu détruisait le Monde, argue l’astronome allemand, il ne resterait pas un espace vide : il n’y aurait plus rien, de même qu’il n’y avait rien avant que Dieu n’eût créé le monde, et qu’il n’y a rien en dehors du Monde après qu’il l’eût créé. Kepler croit donc en un Monde fini, mais sans vide en dehors de celui-ci.

Entretemps, grâce à son fameux télescope, Galilée (1564-1642) annonce l’existence de nouvelles planètes et de dix fois plus d’étoiles que celles connues jusqu’alors. Contrairement à Copernic et à Kepler, sans toutefois se prononcer clairement sur la finitude ou l’infinité de l’Univers, ce qui aurait été imprudent à l’époque compte tenu du fanatisme religieux, il rejette l’idée d’une limitation du Monde et de son enfermement dans une sphère d’étoiles fixes. Il constate qu’aucune étoile n’est à la même distance d’un point quelconque de l’Univers et qu’on ne connaît pas la forme du firmament. Plutôt en accord avec Nicolas de Cues et Giordano Bruno, sans n’avoir jamais osé citer ce dernier qui avait été livré vivant aux flammes en 1600, il rejette l’idée d’un centre du Monde et affirme que les étoiles sont autant de soleils. Son télescope a eu des effets retentissants, mais c’est avec Descartes (1596-1650) que l’on voit apparaître une pensée scientifique nouvelle. Jusque-là, en effet, les philosophies avaient toujours soutenu l’idée d’une correspondance entre Dieu et la nature, ce qui permettait de parler analogiquement de l’invisible à partir du visible, mais en confondant la philosophie, la science et la religion. Avec Descartes, Dieu n’est ni symbolisé ni médiatisé par les choses créées : son seul attribut dans la Création est son immutabilité (son invariabilité) dans un Monde où Il ne s’exprime pas, sauf dans l’âme humaine. Cette dernière, explique Descartes, est un pur esprit, une substance dont toute l’essence ne consiste qu’en la pensée, un esprit doué d’une intelligence capable de saisir d’une façon innée l’idée de Dieu et de l’infini ; un esprit doué de volonté et de liberté. Selon lui, Dieu nous fait don de quelques idées claires et distinctes nous permettant de découvrir la vérité au sujet du Monde, à la condition de ne pas nous écarter de celles-ci. Et le Monde a été créé par pure volonté divine pour des raisons qui nous sont inaccessibles. Le fameux philosophe français déclare que les conceptions et les explications qui admettent une finalité (un but) à l’Univers n’ont ni place ni valeur en physique, de même qu’elles n’ont ni place ni sens en mathématiques. Il n’a certes pas tort de considérer les explications finalistes comme étant incompatibles avec une science objective, mais la tradition platonicienne affirmant le statut ontologique de la réalité sensible témoignait d’un Sens issu d’une introspection dont le propos ne consistait justement pas dans l’accumulation de savoirs objectivement transmissibles. Le temps n’était pas encore venu de distinguer clairement entre la spiritualité et la science. Chez Descartes, le monde apparent n’est aucunement le monde coloré et multiforme du sens commun, issu, selon lui, d’une opinion basée sur le témoignage douteux et incertain de la perception sensible. Il s’agit plutôt d’un monde mathématique rigoureusement uniforme, un monde de géométrie chosifiée, dont nos idées claires et distinctes nous donnent une connaissance évidente et certaine. Ce monde ne contient que matière et mouvement. Comme, selon lui, la matière est identique à l’étendue, le Monde ne contient donc qu’étendue et mouvement. Autrement dit, Descartes affirme que la nature d’un corps ne consiste pas en sa dureté, sa pesanteur, sa couleur, ni toute autre qualité qui toucherait nos sens, mais seulement en ce qu’elle est dotée d’une longueur, d’une largeur et d’une profondeur. La matière, qui est mobile, n’est donc rien d’autre qu’une « substance étendue ». En accord avec Aristote et Kepler, il affirme qu’il n’existe pas de vide, qu’il n’y a rien qui soit distinct de la matière. Selon lui, les corps ne sont pas entourés d’un espace vide, mais sont seulement parmi d’autres corps, et l’espace qu’ils occupent n’est pas quelque chose qui diffère de ceux-ci. Autrement dit, l’extension de l’espace est la même chose que l’extension de la matière. En considérant comme impossible que ce qui n’est rien puisse avoir de l’extension, l’espace vide ayant une extension n’existe pas.

L’union de l’étendue et de la matière implique du fait même le rejet de la finitude de l’Univers. Descartes explique qu’attribuer une frontière au Monde est contradictoire, car une telle limite suppose qu’on puisse la dépasser, comme si, aux confins du monde, il était possible d’enfoncer une épée dans l’espace, alors qu’il n’y a rien dans laquelle celle-ci pourrait être enfoncée. En évitant le mot « infini », il conclut que l’Univers est indéfini et que notre Soleil se trouve parmi d’autres étoiles, sans fin. Détaché de tout lien avec la valeur, l’absolu et la finalité, l’Univers comme « substance étendue » est par excellence un objet de science. Si, avec la révolution copernicienne, l’opposition entre un monde immuable et un monde du changement n’avait été que partiellement abandonnée, cette fois, avec l’idée d’une substance étendue matériellement unifiée et uniformisée, elle l’est complètement. Le célèbre philosophe français déclare : « La terre et les cieux sont faits d’une même matière et il ne peut y avoir plusieurs mondes ». Il considère le Monde non pas comme une multiplicité discontinue, comme des ensembles séparés, mais comme une unité au sein de laquelle il y a un nombre indéfini de systèmes faits d’une même matière, subordonnés et reliés les uns aux autres. Cependant, il reconnaît par ailleurs l’existence de Dieu, qui est infini, éternel et immuable, mais s’exprimant seulement dans l’âme humaine. Nous pouvons difficilement imaginer aujourd’hui à quel point le monde cartésien a pu bouleverser les consciences de son époque. La fameuse volte-face d’Henry More (1614-1687) en témoigne. D’abord attiré par le cartésianisme, le philosophe anglais finit par accuser son auteur de favoriser l’athéisme. Tout en acceptant une partie de la physique cartésienne, il n’abandonna jamais sa croyance en l’existence « d’agents spirituels » dans la nature et rejeta à sa manière l’opposition radicale entre la matière et l’esprit. Tout en admettant que l’âme soit immatérielle, il se demandait comment une âme purement spirituelle, donc sans étendue, pourrait être jointe à un corps dont le propre est d’avoir une étendue ; ou encore, comment un Dieu sans étendue pourrait être présent dans le Monde. Pascal (1623-1662), en opposition avec Descartes, admet aussi une interpénétration de l’Infini et du monde manifesté, mais dans le sens de la « coïncidence des opposés » de Nicolas de Cues. Il dit en substance que les extrémités se trouvent et se réunissent à force d’être éloignées, se réunissent en Dieu. En opposition cette fois avec More, et en faisant écho à Descartes, il écrit : « Nous ne connaissons ni l’existence ni la nature de Dieu, parce qu’il n’a ni étendue ni borne ». More rejette la négation cartésienne du vide, car, selon lui, l’espace vide, qui n’est vide que de matière, est rempli d’une sorte « d’extension divine ». Il conçoit en effet l’espace comme étant plein non d’un éther quelconque, mais, pour ainsi dire, de « Dieu ». Il rejette l’existence des grands tourbillons d’éther de Descartes pour expliquer le mouvement des planètes et leur maintien sur leurs trajectoires. Il refuse aussi l’explication mécanique de la gravité au nom d’une « puissance d’unité » empêchant la matière de se disperser, qui se trouverait dans « l’esprit de la nature ». Son rejet d’une dualité entre l’ordre de réalité de l’esprit et celui de la matérialité, implique une sorte de chosification l’esprit. Par ailleurs, le philosophe anglais refuse aussi l’idée que, s’il n’y avait pas l’Univers, il n’y aurait pas de temps. Pourtant, prêter une temporalité à Dieu le rendrait immanent au Monde, alors que, par définition, Dieu le transcende. En définitive, alors que Descartes conçoit Dieu comme un pur esprit d’une nature non quantitative, mais à propos duquel l’extension spatiale n’a rien à voir, même au plan symbolique ou analogique, More, à l’opposé, considère que la matière mobile est enclavée dans un espace immobile identifiable à « l’extension divine ». Cette dernière ne serait pas affectée par la présence ou l’absence des choses matérielles, mais agirait physiquement sur celles-ci, directement, dans une confusion des plans du réel.

Robert Clavet    LaMetropole.Com

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.