Depuis 1972, aux Éditions des Femmes, de très bonnes choses sont publiées, donnant au deuxième sexe, « ce peuple sans écriture », selon les mots de la fondatrice, Antoinette Fouque, une véritable voix.
Des textes triés sur le volet, jamais inintéressants, toujours originaux, sinon obligatoires. On pense en ce sens à la biographie de Desanka Trbuhovic-Gjuric sur Mileva Einstein, la première femme et collaboratrice du scientifique lui ayant tiré la langue. On pense à des textes extrêmement intimes et libérateurs, comme L’œil de la poupée, récit de l’enfance maléfique d’Irina Ionesco, cette photographe que de nos jours… les nouveaux bien-pensants brûleraient. Ou encore au travail d’Hidéko Fukumoto, qui a contribué à faire connaître dans le détail l’occidentalisation des Japonaises. En 2014, Antoinette Fouque, au terme d’une vie de dévouement à la cause des femmes, disparaît de ce monde, mais les Éditions continuent à publier. Le flambeau est maintenu. Bien haut.
Ces jours-ci, la voix est donnée à Silvina Ocampo, figure majeure de la littérature argentine, avec la parution d’une autobiographie poétique, ou encore d’un long poème en prose portant sur l’enfance et son lacis de méandres : Inventions du souvenir, remarquablement traduit par Anne Picard. Née en 1903, morte à quatre-vingt-dix ans, Silvina n’a cessé d’œuvrer à la recherche du temps perdu, reprenant son ouvrage à intervalles irréguliers, on dirait mieux cycliques. L’Argentine qu’elle parcourt de l’intérieur, cette Europe en Amérique, n’existe plus. Et pourtant… sous ses mots, l’étang devient d’huile, d’une immobilité parfaite, rien n’a disparu. Silvina cristallise ce qui était son univers, celui qui l’a toujours habitée, celui dans lequel, en esprit, elle n’a jamais cessé de circuler — le passé comme sujet devient une sorte d’éternel présent, alors que la danse de ce qui s’est dissipé surgit du néant.
L’écriture de Silvina Ocampo, aussi limpide qu’opulente, évoquant souvent son goût pour le fantastique opère une sorte d’enchantement. On croit à ces « personnes entassées les unes sur les autres qui en cachette mangeaient des serviettes et des draps pour paraître plus pâles ». Le souvenir, celui des perceptions intérieures, de la vision silencieuse sur l’extérieur, se révèle avec ce petit bruissement de l’éventail qui se déploie lentement. Du coup, on découvre avec une certaine frénésie, comme dans l’enfance qui ne se retient pas, tout ce que la poète donne à voir en ouvrant les portes une à une. Elle passe du elle au je, rétablissant la justesse et la précision de ce fragment qu’elle veut décrire, comme un photographe fait sa mise au point jusqu’à obtenir la vision parfaite. Ainsi tout renaît et, tandis que les pages se tournent, les parfums embaument — « tout avait une odeur pour elle, même les nuages, même les étoiles, même la lune » — les sons s’élèvent, les voix sont entendues… « À quoi bon inventer, demande-t-elle, plus étrange est ce qui est réel. » Ainsi reviennent à la vie « sa mère, pure et joyeuse, son père sombre et sévère, sa cousine, dévergondée et audacieuse, sa nourrice saine et dévote ». Mais il y a bien davantage que les oncles, les tantes, les parents, les sœurs, les domestiques et les mendiants puisque la quête de celle qui a entrepris de tout reconstruire pour se retrouver, se comprendre, revivre, est bien de discerner qui elle est véritablement par le prisme du péché « le sien, personnel et subtil, si opposé aux manières de ses proches ».
C’est dit. Silvina est à part, intégrée à sa famille, fusionnée à elle tout comme elle flotte au-dessus, alentour — observant. Elle « n’avait même pas quatre ans », précise-t-elle, l’âge de la Sophie des Malheurs, à qui elle n’est pas sans ressembler. En effet, Silvina, ou du moins l’être qu’elle projette, passe son temps à contempler en silence, immensément seule, surtout depuis la disparition de la nourrice bien-aimée. « La maison semblait si vide, si vide et silencieuse qu’elle crut assister à la fin du monde. » Alors quoi, désormais ? Elle est entourée d’ombres vivantes, elle s’éprend d’un « tout petit fauteuil à bascule qui semblait sorti du Bazar Colón », réfléchit, s’interroge, prie, mange toutes les cerises d’un arbre jusqu’à la crise d’appendicite. Comme Sophie, « elle n’était pas jolie et elle le savait ». Pis encore : « Quelque chose de grave empêchait qu’on l’aimât. » Mais quoi ? « Elle fuit, elle est restée, elle cherche Dieu. » « Elle entrait dans la maison par la porte de service. C’était sa porte préférée. » Elle est en marge des autres, un pas dans la délinquance, tout au moins dans la désobéissance. Elle joue avec une robe comme avec une poupée, une robe interdite consacrée aux grands jours, « en soie violette avec du nid-d’abeilles », magique, meilleure qu’une amie, comblant la solitude. « … La robe restait assise sur une chaise ou se tenait debout contre l’armoire comme une personne. » Cette Sophie commet également des crimes d’enfance : « … garder précieusement du sucre plutôt que du pain dans les poches de son tablier, pour donner à son poney et non à sa chèvre… » Elle ment. Elle se tait. Elle s’inquiète. Quel sens donner à tout cela ?
Rien n’est occulté dans Inventions du souvenir, de métaphores en allégories parfois aveuglantes, un éclat de cristal, le geste incestueux du père, de l’oncle ; l’initiative perverse de l’employé de maison, la sottise de certaines invitées, la fermeture du cœur de vieilles tantes poussiéreuses et rigides, Silva a mille ans, son âme ancienne fait le tour des choses et des pièces de cette maison à laquelle « elle pensait […] comme aujourd’hui elle pense au monde ! » Elle scrute jusqu’à ce que la lumière se fasse, sans pour autant cesser de douter. Tout au long du récit, se mouvant alors en essai poétique, elle étudie le fonctionnement de sa mémoire, car « la chronologie n’existe pas dans le temps du souvenir ». « Le souvenir est plein d’évanouissements, de pertes de connaissance. On arrive dans un lieu sans être parti, d’un autre, sans arriver. » « La gamme des confusions est infinie. »
Le talent ne suffit pas. Ocampo doit aussi aux circonstances bienveillantes de son destin le bonheur d’avoir été en mesure de déployer ce talent, le sien, de le sonder comme d’en vivre. Sa sœur aînée, Victoria, fondatrice de la revue Sur, lui a fourni la plate-forme pour exister. Ernesto Montequin, son éditeur argentin, a publié ce récit comparé à The Prelude, de William Wordsworth, que Silvina, « lectrice et traductrice assidue », rappelle-t-il, a bien évidemment lu, pour y reconnaître un même désir « de découvrir et de retenir la somme d’expériences précoces, pour certaines prématurées, qui forgèrent son imagination et sa sensibilité ». Le montage de ces reconstitutions du souvenir est un délice pour l’esprit et le cœur. Il faut remercier les Éditions des Femmes qui, depuis 2017, s’attachent à ce que Silvina Ocampo soit lue en français. Grâce à elles, Buenos Aires, les voyages d’autrefois, un quotidien révolu, reviennent à la vie, mais bien davantage la connaissance d’une âme, d’une conscience profonde, du souvenir qui n’a jamais de fin.
Ocampo Silvina, Inventions du souvenir, Des femmes, 2021, 189 pages. 11,99 Euros en format Kindle :
À lire aussi : La promesse (2017), 16 euros.
Sentinelles de la nuit (2018). 13 euros.
https://www.librairie-des-femmes.fr/livre/9782721006813-sentinelles-de-la-nuit-silvina-ocampo/
Photo principale : Silvina Ocampo