Série Du beau monde. Snapshot 6 : Iryna

Un bâtiment orné illuminé la nuit, capturé dans Snapshot 6 : Iryna de la Série Du beau monde. Un bâtiment orné illuminé la nuit, capturé dans Snapshot 6 : Iryna de la Série Du beau monde.
Série Du beau monde. Snapshot 6 : Iryna.  Par Aline Apostolska
À la veille du 24 février, hommage aux Ukrainiens exilés ici…

Le mercredi 15 février dans la soirée, Iryna est morte dans le centre de soins palliatifs de Boucherville où elle avait été transférée depuis quelques semaines. Après une lutte acharnée de trois ans contre un cancer colorectal qui s’est généralisé, malgré une équipe médicale qui a lutté avec tous les recours possibles, le recours à tous les traitements possibles, même expérimentaux, malgré quatre chimiothérapies et bon nombre de chirurgies, Iryna est morte à 41 ans. On sait qu’hélas, le cancer est d’autant plus renforcé que sa victime est jeune. 41 ans, c’est seulement dix ans de plus que son pays natal, l’Ukraine, indépendante depuis 1991. L’Ukraine qui depuis un an lutte avec tous les recours possibles contre l’invasion russe. Une semaine quasi jour pour jour avant le triste anniversaire de l’entrée en guerre son pays natal, Iryna la combattante a lâché les armes.

L’Ukraine, Iryna, son mari et leur fille, l’ont quittée pour immigrer au Canada, au Québec, à Montréal, il y six ans. Iryna avait alors 36 ans, sa fille à peine cinq. Iryna était une professeure diplômée de français après de brillantes études effectuées en Ukraine. Le Québec, elle et son mari l’avait choisi bien avant la guerre. Essentiellement à cause de la corruption qui grevait alors l’Ukraine et qu’elle voulait éviter à sa fille. À Lviv – belle et célèbre ville historique ukrainienne et ville natale d’Iryna (dont nous vous présentons ici plusieurs photos) -, elle a laissé sa mère. Elles ne se reverront plus.

Lviv Vieille-ville depuis le Haut-Château

Lorsque je l’ai rencontrée à l’automne 2020 au Centre d’Éducation des Adultes de LaSalle où j’enseigne en francisation, c’était une jolie jeune femme ronde et enjouée, très professionnelle et impliquée, préoccupée de pédagogie, aux magnifiques yeux bleus. Elle était contente car elle venait de s’acheter une voiture ce qui lui simplifiait la vie alors que jusque-là elle était toujours venue à l’école en vélo. Doublement heureuse car cela permettait à sa famille de passer ses fins de semaine dans différents chalets loués à la campagne, ce qu’ils adoraient plus que tout.

Tout allait bien jusqu’à ce matin-là. Voyant du sang dans le bol de toilette, elle a consulté. Elle avait rendez-vous au CHUM le matin. Après le rendez-vous, elle est revenue à l’école pour donner son cours. Comme si tout devait suivre son cours, malgré l’annonce d’un cancer agressif de stade 4. Elle parlait avec calme et pondération, sans emphase inutile. «Ils m’ont dit que je suis en train de mourir, a-t-elle dit avec sobriété. Je ne comprends pas parce que je me sens très bien, je n’ai senti aucun changement, aucun signe avant-coureur. Je vais arrêter de travailler et me soigner. Je ferai ce qu’il faut. Au moins je vais enfin me reposer. J’ai tellement tellement travaillé depuis notre immigration, je suis tellement épuisée. Ça va me permettre de me reposer, de profiter enfin de ma fille. »  Je me souviens du sourire doux avec lequel elle a accompagné ses paroles. Bien raisonnables, ses paroles.

À la dernière rentrée de l’été 2022, le directeur m’a annoncé qu’Iryna souhaitait revenir enseigner. Je lui avais écrit quelques fois durant ces deux années, et elle répondait toujours des choses rassurantes et positives, même si je savais par ailleurs que les traitements avaient été particulièrement éprouvants. Elle souhaitait revenir à l’école, nous nous en réjouissions tous. J’ai déchanté lorsque je l’ai vue. « Ah, m’a-t-elle dit, je ne savais pas comment faire pour maigrir, eh bien, voilà ! » Toujours bien habillée et élégante, elle faisait un effort quasi surhumain pour venir travailler. Contre l’avis de tous, son mari et ses médecins. « Rester chez moi à pleurer en pensant à la guerre et à mon cancer, ça me rend folle, ça ne me fait pas de bien et ça ne me repose pas. Là au moins je fais quelque chose d’utile, et ça me fait tellement de bien de travailler, je suis ravie d’être là. » Nous étions tous ravis, et inquiets. Comme je tournais autour du pot pour tenter d’avoir des nouvelles, elle m’a dit sans ambages : « Non, pas de guérison. Les médecins ont réussi à prolonger ma vie et à me soulager, mais c’est tout. Mais toi non plus tu ne sais pas quand tu vas mourir.»

                       SONY DSC   Lviv Rynok Square

Moi non plus je ne sais pas quand je vais mourir. Vous, nous, moi, ne savons pas quand nous allons mourir. Vous, nous, moi, ne savons pas non plus si une guerre pourrait nous tomber dessus. Elle est déjà là, en vérité, même si elle est encore loin de nous. La concomitance entre l’héroïque combat d’Iryna contre la mort et la mort qui chaque jour fracasse son héroïque pays natal était tout à fait improbable. Bien sûr, l’un et l’autre de ces deux drames auraient existé et existent indépendamment l’un de l’autre. Il ne s’agit donc surtout pas non plus d’instrumentaliser l’un par l’autre et les deux en faisant des parallèles indus. Parallèles à éviter donc, mais faire des liens, oui.

C’est impossible de ne pas faire le lien. Le lien s’est obligatoirement fait par l’arrivée de dizaines d’étudiants ukrainiens réfugiés venus suivre les cours de francisation précisément à partir de la rentrée de septembre 2022, au moment-même où Iryna est revenue enseigner, se retrouvant donc en classe avec ce dramatique rappel de la situation de son pays natal. Situation qu’elle a d’ailleurs gérée avec discrétion, sobriété et compétence, comme tout ce qu’elle faisait. N’en rajoutant pas. En particulier en cette veille du 24 février, triste anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, le lien se fait donc forcément.

J’ai un grand respect et une profonde admiration pour mes étudiants, leur obstination, leur persévérance, leur courage, d’avoir émigré, d’avoir immigré, d’apprendre le français. Selon le Ministère de l’immigration, le français il faut l’apprendre en quelque seize mois afin de passer l’examen de français et obtenir le droit de travailler au Québec. Seize mois entre le fait de juste savoir dire Bonjour et le fait de parler parfaitement avec conjugaison adéquates des verbes, pronoms, syntaxe et orthographe impeccables, comme très peu de personnes, surtout très peu de Québécois, en sont capables. Bref, la francisation et ses règles, ce sera un prochain sujet, mais c’est ici l’occasion pour moi de rendre hommage à leur immense persévérance. Et bien sûr, quel que soit leur pays d’immigration. Je n’ai pas plus de respect et d’admiration pour mes étudiants ukrainiens, mais en cette veille du 24 février, triste anniversaire de l’invasion de l’Ukraine par la Russie, je pense tout particulièrement à eux.

Victoriia qui à 21 ans parle sept langues et s’est mise à parler français en trois semaines puis est partie au CEGEP. Karina qui a beaucoup de mal et redouble mais travaille déjà quatre jours par semaine comme coiffeuse à Longueuil. Maksym son compagnon et son sourire adorable, qui travaille comme Uber. Olga ancienne professeure d’anglais qui n’a pas du tout envie qu’on lui enseigne une langue bien qu’elle s’accroche, et qui a pris un poste de serveuse chez Quesada à Verdun. Larysa, longue liane entraîneure personnelle, qui a réussi à se loger près de son frère à Lachine. Maryna qui comme avocate travaille pour une firme ukrainienne la nuit et arrive donc tout le temps en retard le matin. Maryna qui a 62 ans est venue seule parce que son mari a préféré rester à Kiev dans sa maison avec son chien et son jardin. Anzhelika semble heureuse d’être venue, malgré les circonstances, en tout cas elle va à la piscine tous les matins avant de venir à l’école pour les six heures quotidiennes. Trente heures de cours de francisation par semaine, c’est le rythme imposé. Nadiia, elle, va au gym plutôt le soir, avant d’aller chercher son fils à la garderie. Son mari est au front, tout comme celui de Nataliia, dentiste, qui a réussi à immigrer avec ses deux fils ici auprès de son frère. Et puis Kate, et Tetiana, et Ljuba, et Artem, ce jeune garçon si brillant qui a 17 ans, parle six langues, a remporté plusieurs concours de mathématiques et à chaque pause appelle sa mère à Kiev, espère pouvoir aller en Ukraine cet été pour promener leur chien ensemble, tout comme Igor qui, retraité depuis dix ans, cultivait tranquillement son jardin à Lviv quand soudain il a dû tout quitter pour aller à l’autre bout du monde pour retourner sur le bancs d’une classe… Mais, comme il le dit, lui au moins a eu la possibilité de le faire.

109 poussettes pour autant d’enfants tués au cours de la guerre à la suite de l’invasion russe de l’Ukraine.  Photo prise le 18 mars 2022, au début de la guerre. (Photo by Yuriy Dyachyshyn / AFP) (Photo by YURIY DYACHYSHYN/AFP via Getty Images) 

Lviv, retour à la ville natale d’Iryna. Je regarde les photos et me dit que ça ressemble tellement à toutes ces belles villes historiques d’Europe de l’est. Iryna l’avait quittée et avait choisi le Canada, le Québec pour pays. Elle y reposera. Sa fille y grandira. Nos étudiants ukrainiens s’intégreront. Les Ukrainiens en Ukraine continueront de résister. La guerre ne durera pas encore une année supplémentaire.

Vous, nous, moi, ne savons pas quand nous allons mourir. Vous, nous, moi, ne savons pas non plus si une guerre pourrait nous tomber dessus. Il faut rester optimiste, et continuer.

Photo principale:  Lviv l’Opéra

 

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Parisienne devenue Montréalaise en 1999, Aline Apostolska est journaliste culturelle ( Radio-Canada, La Presse… ) et romancière, passionnée par la découverte des autres et de l’ailleurs (Crédit photo: Martin Moreira). http://www.alineapostolska.com