Les lumières de l’Inconnaissable. (Texte no. 3) 

Une femme contemple devant un ciel étoilé, se livrant à une réflexion philosophique. Une femme contemple devant un ciel étoilé, se livrant à une réflexion philosophique.
Les lumières de l’Inconnaissable. (Texte no. 3) Par Robert Clavet, PhD

Devant les événements tragiques de l’Histoire, les actualités, sans oublier les souvenirs douloureux et les écueils de nos vies personnelles, comment ne pas désespérer de la condition humaine ? Comment ne pas envisager la non-existence de Dieu ou, à tout le moins, ne pas être dépité par son silence ? Il était probablement plus évident de se prosterner devant un Dieu qui était interventionniste et parfois cruel, qu’à être fidèle à un Dieu ayant révélé son amour et qui attend une réponse amoureuse (et par conséquent libre, puisque l’amour ne se commande pas). Jésus-Christ en croix est aussi un symbole de la mystérieuse impuissance de Dieu devant l’insondable liberté de l’être humain, qui peut s’affirmer avec Dieu, en marge de Dieu ou contre Dieu. Mais l’élévation spirituelle et la floraison du cœur passent par des voies inattendues. Dieu de mon cœur n’est pas responsable du mal : Il ne l’a pas créé et Il ne le permet pas. L’existence, ce surgissement hors de « l’Être en tant qu’Être » (enracinée en le néant [« lieu » de la liberté incréée]), comporte une inévitable part de ténèbres, mais sans que ne soient englouties la lumière et la gloire. En langage biblique, la gloire est la qualité de présence de Dieu qui se manifeste à l’être humain. La foi ne permet pas d’éviter les tribulations de l’âme devant les propos provocateurs de l’incrédulité militante. Mais grâce à la mystérieuse lumière à laquelle la foi-confiance donne accès, « le silence de Dieu » peut alors être considéré comme une sorte d’espace permettant de faire un choix libre par amour, acte du cœur certainement aussi héroïque que l’abnégation kamikasienne de l’athéiste. Entre la lumière et les ténèbres, la foi en Dieu authentiquement vécue est une aventure autocréatrice où l’être humain croit en sa propre grandeur, malgré sa condition, et espère « contre toute espérance ». Au défi des apparences, l’amour va au-delà de la nuit de l’inconnaissable. 

La plus authentique prière du cœur est une « prière des larmes ». Il ne s’agit pas d’implorer un fantôme par faiblesse, mais d’ouvrir son cœur et son esprit à ce qu’il y a de plus beau en nous. Il ne s’agit pas de mettre Dieu partout où il y a de l’inconnu et de l’invérifiable sans la patience méthodique du scientifique, car cet argument origine d’une confusion de plans. Un scientifique peut croire en Dieu ou ne pas y croire… Croyant ou incroyant, tout débat à propos de Dieu est impossible si l’un des interlocuteurs confond le monde phénoménal [plan de la spatio-temporalité et de la multiplicité] et la réalité nouménale [plan de l’Infini, de l’Éternité et de l’Unitotalité]. La science s’en tient à ce qui est observable et objectivable. L’Unitotalité n’est ni observable ni objectivable, donc inaccessible à la science. De plus, la connaissance intégrale de quelque chose est impossible sans connaître le tout dont cette chose fait partie, or comme il est impossible d’observer la totalité de ce dont les choses font partie, nous devons admettre que nous ne savons pas ce qu’est la réalité comme telle. La connaissance « unifiante » est d’ordre existentiel. Le « non savoir savant » est un préalable à un état d’ouverture à la présence de Dieu, dont nous avons perdu la ressemblance mais conservé l’image. L’éveil spirituel est une sorte de ressouvenir consistant en la réappropriation d’une lumière présente en notre âme, mais partiellement enfouie dans des strates inconscientes. Il est favorisé par des événements intenses où le monde phénoménal et la réalité nouménale se compénètrent. Sans une expérience existentielle tendue vers l’Unité, l’esprit se perd dans des oppositions sans fin, comme dans un labyrinthe de miroirs. 

L’ignorance savante et la foi-confiance-amour sont le terreau de la liberté créatrice et d’une spiritualité existentiellement intégrée. En matière de spiritualité, le doute radical et la conviction de savoir sont comme les pile et face d’une même pièce de monnaie, car ils portent tous deux sur des réalités préalablement objectivées [détachées du sujet concret de la connaissance et projetées là-devant sous une forme inévitablement réductrice]. Qui prétend connaître Dieu ou savoir qu’Il n’existe pas se situent le même plan en ce sens qu’ils se réfèrent tous deux à un dieu objectivé. La foi advient comme le ressouvenir d’une mystérieuse lumière présente en l’âme. Par la foi-confiance-amour, comme un éclair dans la nuit, Dieu ainsi que « soi comme image de Dieu » se présentent comme une évidence, source d’espérance, mais, paradoxalement, sans immuniser contre les tribulations du doute. Dans un poème intitulé « la nuit obscure », Jean de la Croix fait comprendre que le renoncement à toute ratiocination permet à l’âme de se guider uniquement par l’amour. Cette nuit est « bienheureuse » au bout du compte, parce que l’âme, ayant traversé la nuit, est désormais dans l’union avec Dieu. Chez le célèbre prêtre carme, le symbolisme de « la nuit » montre l’action déconcertante et triomphante de l’amour envers Dieu. En effet, chez lui, même si l’âme avance dans les ténèbres et les angoisses, elle avance avec sûreté, car l’état de contemplation pour l’âme « n’est autre chose qu’une infusion secrète, pacifique et amoureuse de Dieu en elle ». À l’opposé, quoi de plus opaque que la soi-disant clarté d’une lucidité qui ne va pas au-delà d’elle-même, qui poursuit des néants extérieurs pour fuir un néant intérieur. À quoi bon une finesse d’esprit qui ne sait pas se perdre dans l’impénétrable, qui est fermée à la transparence de l’âme. À défaut de courir les risques inhérents à l’esprit créateur et compte tenu des pressions sociales, même les plus fins causeurs peuvent tomber dans les ornières mortifères de l’esprit conformiste. 

Lieu d’une véritable tragédie métaphysique, le moi allie l’absolu et la contingence. En nous, êtres misérables, est déposé un germe divin qui fait éclater la limite. Il y a quelque chose d’absolu dans la conscience immédiate de soi qui va outre les considérations de nous-mêmes comme objets connus à travers des intermédiaires. Il est vrai que l’autoconscience [la conscience de soi sans référence à des objets] est une conscience primordiale qui ne peut être parfaitement décrite ni définie, apparemment aussi impossible que de soulever une chaise alors qu’on est debout dessus. Au regard de l’immensité de l’Univers, il peut aussi sembler insoutenable de considérer l’être humain comme le but qualitatif de la création, ou même de lui accorder quelque importance. Ne sommes-nous pas des animaux sur une planète en sursis qui tourne autour de l’une des milliards d’étoiles de la Voie lactée, celle-ci étant l’une parmi les 2,000 milliards d’autres Galaxies comportant au-delà de 10,000 milliards de milliards d’étoiles ? Les philosophes ont pu défendre tout autant l’idée de notre humble origine organique que celle de notre origine divine. Mais les concepts, les raisonnements et l’accumulation des savoirs ne sont pas la source profonde de la foi-confiance, cette dernière étant plutôt l’effet d’un don, d’une pure donation. Scientifiquement parlant, personne ne sait ce qu’il y a après la mort, mais l’aspiration à la vie éternelle est un mouvement de l’âme qui transcende l’instinct de conservation et qui, associée à la confiance, peut contribuer à surmonter une peur handicapante de la mort, sans avoir à cultiver le déni ni favoriser l’inconscience. Si l’Univers peut être pensé comme Unitotalité, le temps comme « image mobile de l’Éternité » (Platon) et l’immensité comme image visible de l’Infini, c’est parce que ces Idées, tantôt remémorées tantôt oubliées, habitent notre âme. Celle-ci garde la trace de son origine, dont nous avons obscurément la nostalgie. Douter de notre force créatrice, c’est s’aliéner aux apparences, c’est étouffer l’énergie spirituelle par manque de confiance. Un foyer lumineux est au-dedans de nous comme un flambeau universel, et la liberté créatrice s’accomplit par participation à une mystérieuse énergie. 

Lorsqu’un grand malheur frappe, les profondeurs de notre être s’ouvrent sur un abîme et la vie ordinaire se métamorphose soudainement, mais pour un temps limité. En ces périodes exceptionnelles, nous devenons intensément présents à nous-mêmes, présence qui parle d’elle-même au plus profond de notre âme. Certains états intenses ravivent un désir fondamental corrélatif à un vide, à un manque, à la conscience de ne pas être ce que nous sommes vraiment. Ils mettent en présence une mystérieuse lumière dont notre âme se souvient. Lorsque nous revenons sous les lumières de la raison raisonnante, s’imposent à nouveau des problèmes insolubles que le déni et la distraction soulagent tant bien que mal. En l’absence de notre soleil intérieur, nous cherchons vainement celui-ci dans l’acquisition de choses extérieures. Le chemin sinueux de la vie spirituelle consiste à passer d’un état à un autre, selon un rythme propre à chacun. L’éveil de la conscience spirituelle, qui passe par le chemin de croix de l’égo, amène une diminution en importance des emprises de la quotidienneté et favorise l’ouverture au « lieu de Dieu », qui se soutient de lui-même au cœur de notre âme. Comme ce que nous signifions par le mot « Dieu » dépend de notre état d’être, il est prudent de ne pas réduire « Dieu de notre cœur et de notre amour » à ce que nous croyons en savoir. C’est par une conscience immédiate de soi que l’être humain comme microcosme entre en rapport avec l’image macrocosmique qui se tient en lui, sans laquelle un sentiment de dualité et d’étrangeté est inévitable. C’est à partir de l’intériorité que la connaissance unitive se révèle. En se faisant poète, le prédicateur de Galilée a dit : « Le royaume des cieux est au-dedans de vous ». 

Le Soi manifeste une Présence qui transcende les oppositions propres à la multiplicité. La spiritualité se situe à l’opposé des systèmes aux prétentions d’objectivité qui alimentent « l’esprit d’inquisition » et « l’autoritarisme étatique ». Elle résulte d’un choix libre par amour répondant à un soupir venant de plus loin que nous, à cette hauteur où l’amour et la raison se rencontrent. Inhérent à la conscience primordiale, le désir de réalisation de soi et la soif d’éternité font de chacun un centre dramatique d’initiative. La spiritualité invite à une quête où le conscient et l’inconscient se rencontrent. Malgré le caractère tragique de l’existence, une spiritualité assumée fait de notre vie une prière, un mouvement de l’âme vers Dieu, soutenu par la confiance et la gratitude. La proximité du Royaume résulte de la présence réelle qui fonde et recrée le réel grâce à l’ouverture générée par la confiance. Mû par les énergies de l’Esprit, le Soi englobe l’âme, source de l’intuition de l’Absolu et de la soif de Sens, d’où la tragédie du moi entre la limite et l’infini. Il est la source, le moteur et le but du processus « d’individuation » (Jung) [d’unification de la Personne] que chaque être humain devrait chercher à effectuer au cours de sa vie. 

À la semaine prochaine, pour le texte no. 4.

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.