En considérant l’Univers, il est incompréhensible qu’il y ait quelque chose plutôt que rien. Et pourtant, l’Univers est là ! Ne faut-il pas admettre que la réalité est plus riche que ce que nous pouvons en comprendre ? Devant cette énigme, pouvons-nous dépasser la sphère des connaissances objectives qui demande à nous en tenir à l’ordre des phénomènes observables et à exclure le sujet concret de la connaissance ? La réponse s’inscrit à la fois dans les traditions socratique et kierkegaardienne qui proposent de choisir l’existence authentique, d’assumer le « souvenir » de ce que nous sommes vraiment, de devenir des aventuriers de l’esprit ouvert à tout ce qui se trouve en nous y compris les sentiments et le sens de la beauté. Alors que les émotions s’imposent fortement et provoquent une réponse immédiate, comme une sorte de système d’alarme obéissant à l’instinct de conservation, les sentiments, avec une force variable, peuvent se développer petit à petit et demeurer. Ils se situent au cœur d’un cheminement personnel pouvant impliquer une quête de sens et la recherche d’une joie ou d’une paix profondes. L’énergie divine agit dans le monde d’une façon chiffrée par la transparence indicible de la beauté, mais surtout dans l’âme, où l’image est en tension vers son origine. La spiritualité est vécue dans la multiplicité tout en étant tendue vers l’unité. La condition séparée et la tension vers l’unité sont deux dimensions antinomiques inhérentes à l’existence humaine, d’où son caractère tragique. Dans son essence, Dieu est inaccessible à la pensée. Cependant, cette Présence mystérieuse peut être entrevue comme en creux par qui éprouve le sentiment d’un vide fondamental ou ressent le ravissement d’une sorte d’éclosion de la Vérité par le mystère de la beauté. Dans la connaissance spirituelle, la pensée et la vie sont inséparablement liées, comme lieu provisoire de la rencontre de l’immanent et du transcendant. La réalisation de soi implique un mouvement d’unification révélateur d’un lien ontologique entre tous les êtres, dont l’aséité découle justement de leur lien avec Dieu. « Les expériences subjectives les plus profondes, écrit Cioran, sont aussi les plus universelles en ce qu’elles rejoignent le fond originel de la vie. » Le Soi participe à la vie divine. Il transcende les identités d’emprunt issues de fabrications mentales, de faux semblants et de modes passagères. La volonté de s’en tenir aux savoirs objectifs en matière de questions fondamentales et le refus d’accorder de l’importance à ses états intérieurs peuvent provenir d’une peur de la vie et de ses inévitables errances. La philosophie spirituelle est une philosophie tragique du destin, en tension vers l’Un. Le phénomène originel de la vie spirituelle est le mouvement allant du divin vers l’humain, et de l’humain vers le divin.
Influencé par l’Ungrund (le Sans-fond) de Jacob Boehme (1575-1624), Nicolas Berdiaeff pose à l’origine une « Liberté initiale » qui est enracinée en le néant (et non dans l’être). Étant absolument indéterminée, celle-ci rend possible le bien comme le mal. « Elle ôte en tout cas à Dieu la responsabilité du mal dont le jaillissement ne peut être empêché, toute la bonté de la Divinité s’avérant impuissante devant cette liberté qui est à l’origine de la tragédie non seulement humaine, mais également divine, déclenchée au sein de l’esprit » (Alexis Klimov). « L’esprit ne procède pas seulement de Dieu, explique Berdiaeff, mais encore de la Liberté originelle, préontique, de l’Ungrund. C’est là le paradoxe fondamental de l’esprit : il est une émanation de Dieu, mais il peut répondre à Dieu sans que sa réponse provienne de Dieu ». Dans la tradition néoplatonicienne, la multiplicité provient de l’Un et ne peut se réaliser que par un retour à l’Un. Mais Boehme, dans l’esprit de Platon, ajoute que l’Ungrund se manifeste dans la multiplicité, c’est-à-dire que « ce monde » n’est pas seulement le résultat d’une chute, d’un éloignement, mais aussi une médiation positive entre l’infini et le fini. La pensée du théosophe allemand invite à l’activité créatrice. À la fois microcosme et microtheos, l’être humain est en effet doté du pouvoir d’exprimer l’essence divine dans le monde manifesté. Toutefois, par sa volonté propre, l’individu peut aussi renverser les rapports du fini et de l’infini et s’éloigner de Dieu. Chez Boehme, le mal n’est pas l’effet de l’ignorance ni une absence de bien : il résulte d’un acte libre d’éloignement de la Lumière, dont Lucifer est le symbole. Sous cet éclairage, nous pourrions dire que l’anthropologie divino-humaine exprime une interaction entre la Liberté incréée et la Grâce, jaillissement de la Vie et de la Gloire. Le propre du néant étant l’absence de tout, et compte tenu des limites de la multiplicité rendant la conscience et l’autoconscience possibles, la Déité préontique (la Divinité dans son essence) ne peut être ni pensée ni exprimée. Cependant, compte tenu du constat d’un Univers dont nous ignorons l’origine, nous pouvons raisonnablement penser l’avènement mythique en le néant d’une Racine ou d’une Étincelle de Désir (ou d’Amour) et de Lumière : « Dieu tourné vers l’existence », dont l’autoconscience appelle la création d’une multiplicité, exprimé trinitairement comme Père (Principe créateur), Fils (Logos ou Verbe) et Saint-Esprit (Esprit), formulation communautaire de l’expérience spirituelle des Pères orientaux.
Dans l’esprit johannique, nous pouvons dire que les ténèbres résistent à la Lumière sans toutefois l’engloutir, et que la Lumière luit dans les ténèbres. Sur le chemin de la connaissance de soi, il n’est pas facile de garder l’espérance devant le spectacle de l’injustice et de la souffrance. Et cela d’autant plus que subsistent et bataillent en nous la Lumière et les ténèbres. Mais, écrit Jung, « Il n’y a pas de lumière sans ombre et pas de totalité psychique sans imperfection. La vie nécessite pour son épanouissement non pas de la perfection, mais de la plénitude. Sans imperfection, il n’y a ni progression ni ascension ». La conscience de son ombre est une clé pour s’engager sur le chemin de l’introspection, mais, avertit le célèbre psychanalyste, il y a toujours une tentation de projeter son ombre personnelle sur autrui : « De deux choses l’une, nous connaissons notre ombre ou ne la connaissons pas ; dans le dernier cas, il arrive souvent que nous ayons un ennemi personnel sur lequel nous projetons notre ombre (…) et qui, à nos yeux, la porte comme si elle était sienne et auquel en incombe l’entière responsabilité ; c’est notre bête noire, que nous vilipendons et à laquelle nous reprochons tous les défauts, toutes les noirceurs et tous les vices qui nous appartiennent en propre. Nous devrions endosser une bonne part des reproches dont nous accablons autrui ! Au lieu de cela, nous agissons comme s’il nous était possible de nous libérer de notre ombre de cette manière ; c’est la sempiternelle histoire de la paille et de la poutre. » Malgré les mystifications de la conscience, la quête de la connaissance de soi et l’activité créatrice concourent à la plénitude de l’existence. La Liberté incréée est à la source de la liberté comme pouvoir positif de création, mais elle rend aussi possible une tragédie non seulement humaine, mais également divine. Jésus-Christ en croix est aussi un symbole de la mystérieuse impuissance de Dieu devant l’insondable liberté de l’être humain. Ce dernier peut en effet s’affirmer avec Dieu, en marge de Dieu ou contre Dieu ; mais l’élévation de la conscience et la floraison du cœur passent par des voies inattendues. Toute justification des souffrances humaines ne peut provenir que d’une conception objectivée de Dieu et n’inspirer que de la méfiance. Dieu n’a pas créé le mal et ne le permet pas. Au commencement est la Divinité parfaite où s’enracinent la Liberté et la Grâce incréées et, mystérieusement, advint l’existence, avec son inévitable part de ténèbres, mais sans que ne soient englouties la Lumière et la Gloire. En choisissant l’aventure créatrice plutôt que la quiétude mortifère de l’indifférence, la sécurité d’un système religieux mécanisé ou la révolte contre Dieu, l’être humain, en tant que Visage divin, en tant qu’être libre et créateur peut croire en sa grandeur et espérer « contre toute espérance ».
Nous savons que l’espèce humaine est le résultat de l’évolution de la vie. Le créationnisme, qui s’oppose au principe d’évolution du vivant, découle d’une lecture de la Bible prenant les mythes pour des faits. Bien que les mythes soient exprimés sous forme de récits, leur vérité ne se situe évidemment pas au plan factuel. Fruits de la pensée analogique et symbolique, ils répondent plutôt à des nécessités biologiques, psychiques et culturelles. En effet, à partir de l’observation de la nature, plusieurs ont tenté de traduire l’unité profonde du sujet et l’objet, de la nature et de l’être humain, de la matière et de l’esprit, des processus naturels et de la vie de l’esprit. Cependant, à la faveur d’une ignorance de la complexité des choses, plusieurs mythes et symboles sont devenus à la longue de simples signes conventionnels sans liens dynamiques avec les intuitions profondes qu’ils visaient à exprimer. Le discours scientifique, caractérisé par l’objectivité, la précision, la méthode et la rigueur, est le discours par excellence pour informer, décrire, expliquer et argumenter. Toutefois, il n’est pas de nature à pouvoir répondre aux questions fondamentales ayant trait au sens de la vie et aux valeurs. Ainsi, au 19e siècle, Cuvier définit l’être humain comme « un mammifère de l’ordre des Primates, seule espèce vivante des Hominidés, caractérisé par son cerveau volumineux, sa station verticale, ses mains préhensiles et par une intelligence douée de facultés d’abstraction, de généralisation, et capable d’engendrer le langage articulé. ». D’intérêt scientifique, cette célèbre définition ne nous apprend toutefois pas comment la conscience humaine a pu en arriver à se remettre elle-même en question et à penser l’Univers comme Totalité. Chez les Présocratiques, à la source de la culture occidentale, plus qu’une catégorie naturaliste, la physis englobe toute chose, « est le règne de ce qui s’épanouissant vers le dehors demeure en même temps en elle-même » (Heidegger). Héraclite parle de « l’Un-Tout » qui n’est pas la résultante d’une agrégation du multiple, mais une unité originelle dans laquelle toutes choses et leur contraire peuvent apparaître dans leur lumière propre. C’est à travers la métaphore de l’éclair illuminant en un instant toute la scène des êtres qu’Héraclite exprime l’idée de l’unité du Tout. Chez lui, s’il y a combat entre les contraires, il n’y a pas rupture, mais coappartenance : le logos rattache et unifie « ce qui se tient de soi-même dans la lumière ». En lien avec la philosophie grecque, mais en le personnifiant, l’évangéliste Jean écrit : « Au commencement était le Logos… » Chez les anciens Grecs, il y avait une proximité entre les notions de « logos » et de « physis ». Le fameux « tout s’écoule » d’Héraclite, souvent interprété comme un mobilisme universel que l’on oppose à l’immobilisme de Parménide, peut être compris autrement. « Tout s’écoule », soit, mais il y a de la permanence chez Héraclite, celle de la Mesure et de la Justice. Par le logos, l’unité de la physis est maintenue au sein même des oppositions. Du latin universum, le mot « univers » est composé de « uni » (un) et de « versum » (tourner), c’est-à-dire « versé dans une même direction ». L’Univers (l’Uni – vers) est rattaché par une mystérieuse unité.
Robert Clavet LaMetropole.Com