Martine Graffin, poète

Martine Graffi, poète, coiffée d'un chapeau. Martine Graffi, poète, coiffée d'un chapeau.
Martine Graffin une poète à découvrir.  Par Marie Desjardins
Plus montréalaise que Martine Graffin, c’est difficile. Et pourtant, avant qu’elle soit partie intégrante de la culture underground de cette ville, et qu’elle s’y promène les yeux fermés mais le cœur toujours ouvert, son chemin a été long et marqué d’embûches. 
La jeune Française débarquée au Québec en 1975 avec mari et enfants pour presque aussitôt s’y retrouver seule avait déjà derrière elle tout un parcours : passion du théâtre, études au conservatoire – elle fut notamment Antigone, rien de moins – amoureuse des mots et de leurs sonorités, de leur rythme (Martine danse et chante). Tout cela avorta et engendra pour elle le chaos quand ses parents, obéissant au strict mode de vie des années 1960, lui interdirent de poursuivre ses études car elle n’était pas majeure. Qu’aurait été son destin, sinon? Le conservatoire à Paris, un rôle possible dans un film de Claude Autant-Lara, la vie dont elle rêvait – ce rêve qui jamais ne l’a quittée.
Ce qui l’attendait fut plutôt un cauchemar, en dépit de tous les bonheurs et de toutes les joies que, même lorsqu’elle en arriva à devoir fréquenter des comptoirs alimentaires et fouiller dans les poubelles du marché Jean-Talon, elle parvenait toujours à reconnaître – Martine est dans la gratitude, l’amour, le pardon. « Il y a eu beaucoup de déchirures, mais toujours le vent en poupe », reconnaît-elle avant de définir son leitmotiv : « Je suis, précise-t-elle, à la recherche constante de guérison pour l’insoutenable souffrance intérieure. »
Partie en 1968 avec son sac à dos depuis sa Bretagne natale sur les routes de la France, elle fuit principalement la douleur de n’avoir pas pu être, naître, devenir. Elle le sait et ne cessera jamais de le savoir : elle est comédienne. Elle veut dire. Mais comment y arriver dans le carcan des conventions, quand la famille dit non à celle qu’elle est vraiment? Dès lors, au fil des merveilles que l’existence apporte toujours, les déboires s’accumulent. La recherche d’amour à tout prix a un prix. Jusqu’au départ en Amérique. Tout s’y effondre comme les tours. Case zéro.
Cependant, la carcasse n’a pas craqué et le cœur bat dessous avec une frénésie chaque jour grandissante. L’art est si fort, quand l’âme ne se nourrit que de lui. Martine gagne sa vie, notamment au café Santropol, puis, plus tard, au Centre des femmes Info-Femmes. Vitesse de croisière, puis de nouveau le naufrage. Pour dire et survivre, elle peint. Ses tableaux sont des fresques vivantes, les traits sûrs, les couleurs franches, tout est montré dans l’abstrait ou le figuratif. Bien plus tard, un voyage que lui offre une amie la conduit au Népal – une révélation. Martine contemple la liberté au sommet du monde. Les paysages sans limites, les gens profonds comme des abîmes. Encore l’apprentissage, l’écoute, l’observation, après qu’elle ait réussi à décrocher divers diplômes universitaires officiels. 
Lors du retour à Montréal, dans la précarité, devant un vide insoutenable, l’accablement revient. Au fil du temps, du Plateau, du Mile-End, de Centre-Sud et de diverses expositions de tableaux, Martine aboutit aux Impatients, participant dès lors à des ateliers : bande dessinée, sculpture, peinture, écriture, musique. Ce chemin la propulse enfin vers sa passion d’autrefois, jamais éteinte : elle intègre la troupe de théâtre de médiation culturelle du TNM. Des rôles lui sont confiés. Elle en écrit. Crée Madame Olga dans Tout le monde est une vedette, interprète divers personnages dans Les contes à l’envers. Martine existe.
Mais elle a toujours existé, dans le blizzard qui soufflait sur sa vie…
C’est elle, et elle seule qui a tout récemment fait paraître Derrière les visages, des chansons à naître, son recueil de poésies illustré par elle-même. Une œuvre minutieuse conduite avec le soin qu’elle met en toute chose. Une phrase en exergue de Natsume Söseki ouvre ce florilège et résume toute la trajectoire de cette poète qui l’a toujours été : « Quand la difficulté de vivre s’intensifie, l’envie vous prend d’aller ailleurs. Une fois que vous avez compris que la peine est partout la même, alors la poésie peut naître. »
Martine s’est enfin décrite dans ces textes qui ont en effet l’étoffe de chansons en devenir : « Je suis ce que l’on ne voit pas d’ici de là-bas quelle importance Essence perdue au ciel du hasard. » C’est beau, juste. C’est profondément elle, Martine. Lucide et dans l’acceptance, qui sonne plus doucement qu’acceptation, avec, parfois, ces accents d’un La Fontaine, dans ses fables à elle : « Avant qu’elle cède à ses ardeurs d’amant ils ne s’étaient pas dit grand-chose Les corps savaient par enchantement Parler plus clairement que la prose. » Comme c’est bien dit. Martine joue avec les mots et sait en inventer; ses images sont autant de tableaux écrits : « Coulée d’asphalte sur les draps blancs La nuit désordre mes pensées. » 
Comment guérir? Martine s’est toujours attelée à panser ses blessures, tout comme celles des autres, et à faire peau neuve. Médecine douce, ostéopathie, séjour dans le Grand Nord, sweat lodge, chamanisme – et jamais dans l’ésotérisme populaire – elle cherche, explore, découvre. Pour mieux écrire. Quelle que soit sa noirceur, la lumière perce. Elle avance. Le récif l’écorche, mais elle sait retrouver la plage, même à l’aveugle. « Pour tous les déracinés de force, les abandonnés à eux-mêmes, les migrants et survivants des ordres et des désordres, il y a un champ des possibles. » Déracinée, abandonnée, migrante et survivante, Martine n’est pas pour autant perdue. Son pilier, c’est elle-même, embrassant la puissance infinie de l’univers.
Sa Bretagne est loin, mais, dans ce recueil, cette terre est toujours vivante alors qu’avec ses touches, Martine donne vie au tableau du souvenir : « Vois le chemin de pierres grises Festonné d’hortensias sous les murs du couvent De mémoire d’océan l’histoire y est scellée Pavée sculptée polie aguerrie. » C’est bien Martine, pavée, sculptée, polie, aguerrie, aimante, embrassant toutes les cultures et les souffrances, les faisant siennes quand, par exemple, elle nous demande d’entendre la Terre Mère : « Sur la peau ridée de la rivière rouge Son doux regard bridé me fixe rien ne bouge. » Dans ce recueil, elle honore également son père et sa mère. La boucle est bouclée. Aucune rancœur, aucune rancune.
Généreuse Martine qui accueille les difficultés plutôt que de tenir rigueur, qui reconnaît simplement, sobrement, les choses – ce qui est – en dépit de tous les aléas. Il y a un effet boomerang à cette gratitude pratiquée au quotidien – absence de jugement dans un grand discernement. Ainsi, parfois, reçoit-elle : justice intérieure, main tendue, comme cela arrive en ce monde. Dans cette optique, il faut remercier certains libraires indépendants qui gardent son recueil en boutique à l’intention du lecteur. On peut trouver Derrière les visages des chansons à naître à L’Euguélionne, rue Beaudry, au Café des Ateliers, Avenue du Parc, à l’Atelier-Librairie Le livre Voyageur, rue Bélanger, au Port de Tête, rue Mont-Royal – le souffle de Martine dans ces quartiers de Montréal, sa ville d’adoption qu’elle honore de toutes les cordes de son art. 
Ses mots sont un baume en soi. Puissent-ils un jour être entendus. Idéalement de sa voix.
Photo principale: Martine Graffin. Crédits photo:  Nicole Khoury
Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Auteur de romans, d’essais et de biographies, Marie Desjardins, née à Montréal, vient de faire paraître AMBASSADOR HOTEL, aux éditions du CRAM. Elle a enseigné la littérature à l’Université McGill et publié de nombreux portraits dans des magazines.