Entrevue avec Gérald Gaudet

Un homme plus âgé tenant un livre devant une étagère lors d'une entrevue avec Gérald Gaudet. Un homme plus âgé tenant un livre devant une étagère lors d'une entrevue avec Gérald Gaudet.
Entrevue avec Gérald Gaudet.  Poète, essayiste, conférencier, intervieweur littéraire. Président de l’Académie des lettres du Québec.  Par Ricardo Langlois
Salut Gérald, je veux te remercier pour ta générosité et ta bienveillance envers moi. C’est un grand bonheur de faire cette entrevue avec toi.
LaMetropole.com :  Dis-moi, tu as commencé à écrire à partir de 33 ans, pourquoi avoir attendu tout ce temps?
Gérald Gaudet :  J’ai peut-être publié un livre pour la première fois à 33 ans, mais j’avais déjà écrit des articles ici et là. J’avais commencé à faire de la critique dans les journaux, au journal Le Nouvelliste d’abord, puis au Devoir, et à la revue de poésie Estuaire où m’avait invité Jean Royer et dont j’ai été vite le directeur, travaillant avec Anne-Marie Alonzo, Jean-Paul Daoust, Élise Turcotte.
En même temps, j’avais commencé à faire de la radio et à faire des entretiens avec des écrivains d’ici et d’ailleurs. Ça allait de Nicole Brossard à Élise Turcotte en passant par Marie-Claire Blais, Jovette Marchessault, Geneviève Amyot, Suzanne Lamy, Marie Cardinal, Claude Beausoleil, Lucien Francoeur…
C’est dire que très rapidement j’ai eu le goût de m’imprégner de la littérature qui se faisait et d’aller à la rencontre des écrivains vivants. À l’université, on étudie des auteurs souvent morts, loin de nous dans le temps; moi, très rapidement, parce que je m’intéressais à la littérature québécoise et à son histoire, et qu’est arrivée dans ma vie l’œuvre de Victor-Lévy Beaulieu, qui, dans ces années-là, publiait Les grands-pères, Un rêve québécois, Pour saluer Victor Hugo, je ne pouvais plus m’arrêter. Ce n’était pas facile, les études n’abondaient pas comme c’était le cas par exemple de la littérature française. J’aimais cet esprit de découverte et ces défis qu’il y avait toujours à relever pour saisir les mouvements d’une littérature en train de se faire.
J’avais appris, en lisant les textes de Monique LaRue, Madeleine Ouellette-Michaslka, Claude Beausoleil, mais surtout les entretiens de Jean Royer, qu’on pouvait penser l’histoire de la littérature à chaud, en direct, en se risquant chaque fois.  À la même époque, j’avais donc commencé à fréquenter le milieu littéraire. Le travail à la revue Estuaire m’y préparait, tout comme la rencontre avec Jean Royer qui m’a pour ainsi dire ouvert un monde. À Trois-Rivières, j’avais la chance de côtoyer Gatien Lapointe avec lequel j’échangeais souvent sur la création.
En résumé, il me fallait apprendre, explorer, découvrir avant de me lancer dans une écriture un peu plus soutenue. Je trouve assez symptomatique que mon premier titre, préparé avec Gatien Lapointe, ait été Une poésie en devenirs. Je ne savais pas alors que la poésie occuperait autant de place dans ma vie, que j’en écrirais, et qu’il y avait en elle un langage qui me convenait, qui était déjà le mien, et qui l’est encore.
LaMetropole.com :  J’ai beaucoup aimé ton livre La fiction de l’âme qui est paru en 1995 (réédité en 2011), j’ai aimé « Les murmures du monde ». Tu parles de Sarajevo, de lumière. Cette phrase : Quelque chose insiste, avec l’intensité de l’élan, qui est votre éternité, qui est votre beauté recueillie.  C’est très beau. Parle moi de ce livre.
Gérald Gaudet :  Comme je te disais, j’ai été surpris par la poésie, je ne pensais pas en écrire. J’ai vécu en 1986-1987 un grand « moment de rupture avec l’existence » si je reprends une formule que m’avait donnée Marie-Claire Blais. La secousse était violente, me laissant avec l’impression que j’allais être emporté dans la bataille. L’arme que je possédais déjà, et qui m’était devenu familière, était celui de la poésie.
Le langage du poème allait me permettre de nommer les élans nouveaux, les fureurs d’exister, les troubles de la chair et de la conscience. La poésie me rassemblait et me mettait dans le sens du vivant et de la beauté. Ces deux livres, publiés à l’Hexagone en 1987 et en 1989, se sont appelés Lignes de nuit et Il y a des royaumes.
Ce dernier titre est assez porteur, il est surtout révélateur, puisqu’il dit bien ce que je pourrais appeler mon parti-pris existentiel, qui est encore le mien aujourd’hui, et qui était présent dans La fiction de l’âme, publié cette fois-là aux Herbes rouges. Un ami photographe Jean-Jacques Ringuette, que je venais de rencontrer, sans doute plus désespéré que moi et qui comme moi avait vécu sa grande secousse, m’avait demandé d’écrire des textes sur un corpus qu’il avait intitulé Il y a des royaumes qui nous sont à jamais interdits.
Je ne pouvais admettre une telle désespérance. Je me dis toujours : « Je peux, On peut, c’est possible ». Dans les mots de Kristeva, je dirais que je suis animé d’un « incroyable besoin de croire ». J’ai repris une partie du titre pour mon recueil. Cela a donné Il y a des royaumes. Cela n’est pas du tout dire Il y a des royaumes qui nous sont à jamais interdits.
La fiction de l’âme s’est écrit après la grande secousse, dans un temps plus proche de l’apaisement. J’écoutais Kiri Te Kanawa. Sa voix m’emportait et créait des moments de purs ravissements. Tout résonnait en moi : des temps de lecture, des souvenirs, des lieux, des rencontres, des écrivains aimés. Et tout s’écrivait comme si une corde musicale faisait retentir tout ce qui m’animait en ​​lui donnant de l’amplitude et de la hauteur. Je me rappelle les mots de François Cheng : «L’esprit raisonne, l’âme résonne». Dans La fiction de l’âme, je recueille ces moments en étant tout entier dans la pensée et l’émotion, et bien sûr dans la sensation.
LaMetropole.com :  Tu aimes beaucoup faire des entrevues avec des poètes ou des écrivains, tu m’as apporté le livre Parlons de nuit, de fureur et de poésie (Nota Bene 2021), tu parles d’un essai-méditation. Tu commences avec Victor-Lévy Beaulieu, un immense écrivain à la recherche de son pays. Il fait référence a la puissance du rêve, à l’enfance… Il est impressionnant. Comment l’as-tu approché?
Gérald Gaudet :  Je te reprends, je ne fais pas des entrevues, mais des entretiens. Le mot entretien est d’ailleurs galvaudé aujourd’hui. L’entretien suppose un travail de l’intérieur, plus approfondi, dans l’intimité de la rencontre entre un écrivain et un lecteur. Il n’a rien à voir avec un texte qui voudrait rendre compte de la dernière nouveauté, il n’est pas un texte promotionnel ni un texte sensationnaliste. Il cherche à rejoindre les motivations profondes de l’écrivain. L’intervieweur est avec l’écrivain, de son côté, avec ses livres. L’entretien se fait dans la lenteur, il a besoin du temps pour que la pensée puisse de déployer.
LaMetropole.com :  Tu me parles de Victor-Lévy Beaulieu. J’ai tout de suite aimé chez lui l’ambition d’être et, comme il le dit, « l’ambition d’être beaucoup ». Son sens de la démesure, son immense curiosité, sa façon très particulière de faire jouer les dimensions sociales, humaines, anthropologiques, existentielles, politiques m’ont vite séduit. Il dit à un moment à peu près ceci : « Ce qui importe, c’est d’avoir un projet si vaste qu’il devient impossible de le perdre de vue ». J’aime cette folie des grandeurs, « la vie ordinaire » m’intéresse peu.
Gérald Gaudet :  Je l’ai écrit, le rencontrer par le livre, ce fut comme un premier amour. Cela ne s’explique pas, cela arrive. Et il y a évidence. Bien sûr, il y a eu chez lui à une certaine époque, et même quand je l’ai découvert, tout un imaginaire nauséeux de la déliquescence. C’était tout de même complètement à l’opposé de mes dispositions affectives et pourtant j’étais fasciné par le débordement de l’imaginaire et ce qu’il arrivait à nommer, à saisir et à faire jaillir de la culture d’en bas. Il cherchait pourtant à rejoindre « la suprême poésie».
Kevin Lambert, nominé pour le Prix Goncourt
LaMetropole.com :  Il y a aussi cette entrevue de Kevin Lambert. Trente pages (rien de moins) sur cet écrivain prodige. J’aime ses références : Jean Genet, Marie-Claire Blais, Jean-Paul Daoust. Parlemoi de votre rencontre.
Gérald Gaudet : J’ai connu Kevin bien avant de l’avoir lu comme romancier. Nous avions échangé autour de Victor-Lévy Beaulieu puisqu’on m’avait invité un jour à commenter un livre de Jacques Pelletier sur cet auteur à la Société des études beaulieusiennes. J’avais apprécié sa jeunesse, son intelligence vive et sa façon toute particulière de questionner le monde et la littérature. Nous n’étions pas bien sûr de la même génération, il n’avait pas les mêmes références culturelles. Et c’est ce qui me fascinait et me fascine encore chez lui.
Quand je l’ai lu, Querelle de Roberval d’abord, puis Tu aimeras ce que tu as tué ensuite, et aujourd’hui Que notre joie demeure, ce fut encore plus fort. Je crois que cela ressemble à l’état dans lequel je me trouvais quand j’ai découvert Victor-Lévy Beaulieu. Cette œuvre m’était nécessaire puisqu’elle me bousculait. Je ne savais trop pourquoi, mais elle me portait ailleurs. Elle se foutait de la morale bon enfant et allait jusqu’au bout d’une certaine présence au monde. Quand je l’ai rencontré pour l’entretien, il m’a encore dérouté. Et j’ai adoré cela. Il se méfiait de toutes les étiquettes auxquelles je le confrontais. Il aimait la pensée complexe, nuancée, qui se joue des mythes et qui en soulève d’autres. Il se disait proche de Marie-Claire Blais, de Victor-Lévy Beaulieu et de Jean Genet entre autres. J’étais chez moi, et pourtant avec ce qui m’est étranger.
LaMetropole.com :  J’ai tout aimé de ce livre. C’est très beau ce que tu écris dans l’entrevue avec Benoit Jutras, tu fais référence à Saint Jean de la Croix, La foi est une nuit. La foi dans l’écriture est une nuit pour Jutras. Parle moi de cet entretien.
Gérald Gaudet :  Je te le répète, ce ne sont pas des entrevues, ce sont des entretiens.   Oui, la foi, disons une certaine foi, est au cœur de toute la démarche de Benoît Jutras. Et elle est traversée, m’a-t-il alors fait savoir, par celle que l’on retrouve dans l’Ancien Testament. Benoît Jutras m’est apparu comme un homme très habité. À chaque fois qu’il répondait à mes questions, il se tournait vers lui-même, avec gravité et de façon très vibrante, en prenant son temps pour dire ce qui l’amenait dans cette direction, vers l’absolu mystère.
C’est un écrivain un peu à part dans notre paysage culturel. Je le place dans la lignée des Fernand Ouellette, Pierre Ouelette, qui, comme lui, vivent leur vie avec les mots comme des expériences mystiques. Ils ne craignent ni la métaphysique, ni, à plus forte raison, la croyance. Ils dialoguent avec les absents, les autres textes, les autres hommes ou femmes de ferveur.
LaMetropole.com :  Maintenant, j’aimerais te parler de mon point de vue, j’aimerais te dire à quel point Jacques Brault, Hélène Dorion ou l’écrivain Sylvain Trudel sont importants pour moi. Au-delà du langage, ils ont une manière d’habiter le monde que je trouve admirable. Octavio Paz disait : « La poésie est un chemin qui abolit le temps et unit les vivants et les morts. »
Gérald Gaudet :  J’aime aussi beaucoup Jacques Brault et Hélène Dorion. Avec eux, comme tu le soulignes, on va « chemin faisant » avec une certaine modestie devant l’ampleur du monde et des questions. On y va à petits pas, avec précaution, dans le langage en se disant que c’est dans le langage, pleinement présent au monde, que l’on s’essaie dans l’être.
Et j’aime aussi beaucoup Sylvain Trudel. Pour moi, son livre Le Souffle de l’Harmattan est un livre majeur. Il pose bien la question du rapport à l’autre en littéraire. Ses enfants, faussement naïfs, me font penser à l’enfant-poète de Saint-Denys Garneau dans son poème « Le jeu ». Les enfants de Sylvain Trudel jouent avec le langage et avec les livres en cherchant la place qu’ils pourraient bien avoir dans le monde. Et ils le font en se construisant un bateau qui s’appelle Crusöé. Ils voyagent dans les mots comme dans les livres. Eux aussi jettent sur le monde des « regards et jeux dans l’espace ».
Tu cites Octavio Paz, qui est un autre écrivain déterminant pour moi. Ce que tu retiens du penseur mexicain me fait penser au beau titre de Rina Lasnier, « présence de l’absence ». Et au roman de Dominique Fortier, que je viens de relire, Les Ombres blanches. Elle y présente, rappelle-toi, toute l’attention que mettent un certain nombre de personnes à essayer de mettre en ordre les petits bouts de papier qu’a laissés Emily Dickinson à sa mort. On y voit tout l’art de Dominique Fortier qui aborde le réel avec délicatesse, précaution et mélancolie. Il y a ici un dialogue avec la mort (la morte) et ce qu’il reste de désir, d’émotions, de présence au monde.
 Gérald Gaudet. Crédit photo, Ricardo Langlois, septembre 2023
LaMetropole.com :  Avec ton expérience, comment vois-tu la poésie aujourd’hui?
Gérald Gaudet :  Quelle question! Je parle de moi, non pas des autres. Il m’est difficile de le faire. Je ne suis pas trop porter vers les écritures du réel et encore moins vers les écritures du moi. Et pourtant je suis prêt à faire de la poésie! Si, comme tu me le demandes, je te parle de ma vision de la poésie aujourd’hui, je te dirais qu’elle va un peu comme ce que je viens de te confier.
Sans nier la nécessité de reconnaître les failles, les fatigues de l’être, les détestations ambiantes, donc bien des raisons de désespérer et de lire le monde sous « l’angle noir de la joie » comme le fait si justement et si magnifiquement Denise Desautels, j’irais plutôt dans le sens de ce que Louise Dupré nomme « exercice de joie ».
Pour moi, la poésie est une bataille avec le chagrin, le désespoir et la solitude. Elle est à chaque moment comme lorsque le jour se lève un «exercice de joie».
Photo principale :  Gérald Gaudet
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Ricardo Langlois a été animateur, journaliste à la pige et chroniqueur pour Famillerock.com