Série du beau monde. Snapshot 5 : Pema Choezom

Le cliché 5 de la Série du beau monde met en scène Pema Choezom au milieu d'une ville ornée de drapeaux de prière. Le cliché 5 de la Série du beau monde met en scène Pema Choezom au milieu d'une ville ornée de drapeaux de prière.
Série Du beau monde. Snapshot 5 : Pema Choezom. Par  Aline Apostolska
1er septembre 1997. Mrs Pema Choezom m’attend de pied ferme dans son bureau et dès qu’elle m’aperçoit, elle brandit le journal. Here it is ! See ? I told you that it’s your obscecal year ! C’est vrai. Elle m’a dit ça, deux mois plus tôt, quand je suis arrivée pour la première fois dans son bureau de l’Institut d’Astromédecine tibétaine de Dharamsala.

Dharamsala, Utar Pradesh, Nord-Ouest de l’Inde, contrefort sud de l’Himalaya. Dharamsala. Lieu de résidence du Dalaï-Lama et de son gouvernement en exil depuis 1959. Nous sommes en été 1997, cela fait donc près de quarante ans qu’une partie du peuple tibétain a été admise à vivre – survivre serait plus juste -, en Inde pour échapper à l’extermination perpétrée par la Chine, déterminée à récupérer ses territoires historiques. La même chose se reproduit en ce moment avec l’Ukraine que revendique la Russie comme un de ses territoires historiques, à part qu’aujourd’hui la communauté internationale aide l’Ukraine – a minima, disons -, alors qu’à l’époque de l’invasion meurtrière chinoise et de l’exode tibétain à pied par l’Himalaya, et malgré la tentative de résistance armée du peuple tibétain, aucun pays, aucun, pas un seul pays occidental n’avait bougé le petit doigt.

Seule l’Inde, elle aussi pour des raisons d’héritage historique religieux, a accepté d’accueillir la communauté bouddhiste tibétaine exilée, mais en précisant bien, par un accord légal, que celle-ci n’aurait aucun droit d’intégration ni d’aide sociale ou médicale de la part de l’Inde, et que de plus, les mariages entre Tibétains et Indiens ne seraient pas permis. De toute façon, j’ai rarement vu peuples plus diamétralement opposés, et se haïssant à ce point – la haine venant surtout des Indiens -, ce qui de toute façon aurait rendu difficiles les mariages. Le seul et unique avenir du peuple tibétain sauvé par l’exil a donc été, selon les accords internationaux eux-mêmes, d’être définitivement en exil. Malgré le mouvement Free Tibet, célèbre, mais vain, malgré les parrainages, malgré toutes les tentatives du dalaï-lama, malgré son érudition, sa notoriété, ses contacts, ses livres, ses innombrables enseignements, malgré le buzz qui existe depuis soixante ans maintenant, ce n’est que du buzz, que de la comm, que des pensées pieuses, de belles pensées qui satisfont les wokes de ce monde, mais sans produire aucun résultat tangible : le peuple tibétain exilé est destiné à être définitivement exilé. Voire à disparaître.

Cette réalité, moi-même, le père de mes fils et notre fils aîné, nous la découvrirons, la vivrons de l’intérieur par sa face secrète et cachée, loin des slogans et des discours, avec les Tibétains en exil, notre fils vivant avec les orphelins du Tibetan Children Village de Dharamsala, et son père et moi vivant au Men Tse Kang, l’Institut d’Astromédecine où vivent les médecins et les astrologues du dalaï-lama, qui œuvrent et perpétuent ensemble l’astromédecine tibétaine, pour le dalaï-lama et son gouvernement, pour la communauté tibétaine, mais aussi pour les Occidentaux qui viennent demander des traitements, ou des cures de désintoxication. Nous nous sommes logés là parce que moi j’ai été acceptée pour suivre l’enseignement d’astrologie tibétaine avec l’astrologue en chef du dalaï-lama, Mrs Pema Choezom, le père de mes fils parce qu’il a reçu une subvention du ministère de l’Éducation et de la Jeunesse français pour faire une exposition de photos sur la rencontre entre un enfant français, soit notre fils de 9 ans, et les orphelins tibétains âgés de 0 à 20 ans, avec lesquels il est donc logé. Nous vivons le quotidien des Tibétains, et non le folklore des touristes, trop nombreux à Dharamsala. Pour ma part, tous les jours, pendant deux heures, j’essaie de suivre ce que m’enseigne Mrs Choezom, même si, en vérité, je n’y comprends rien.

Je débute par cette mise au point pour expliquer le contexte et les circonstances exactes de notre séjour. Je préciserai aussi que j’ai non seulement écris des dizaines d’articles à mon retour en France, que notre fils a lui-même raconté son séjour dans des radios, dont Radio-Canada, et que le père de mes fils a bien présenté l’exposition de photos préparée en Inde, mais que de plus, j’ai écrit un roman pour les jeunes adultes où j’ai mis en scène ce séjour de quelques mois et l’envers du décor du bouddhisme tibétain, ce qui, en 2012 m’a valu de remporter le Prix du Gouverneur général.

Tout ceci étant donc précisé, retournons donc à ce matin du 31 août 1997, dans le bureau de Mrs Pema Choezom.

Lorsque j’ai débarqué dans son bureau deux mois auparavant, elle m’a reçu avec gentillesse, et retenue, m’observant avec attention, me questionnant, dans son anglais impeccable. Vous êtes donc Française, vous venez donc étudier l’astrologie tibétaine, ah vous connaissez bien l’astrologie occidentale, oh vous avez publié une série d’astrologue qui s’est vendue à des centaines de milliers d’exemplaires en trois langues oh ! et ah votre fils vit avec nos orphelins, ah votre mari est photographe, et quel âge avez-vous ? 36 ! C’est l’âge de vos obsèques, grande année ! Elle m’a dit ça d’emblée ! Imaginez que j’ai été saisie, interloquée, effrayée. Mes obsèques ? Oui oui, m’avait-elle confirmé avec la tranquillité de sa vision réincarnationniste de la vie. Mourir, n’est-ce pas juste une étape ? Vers une nouvelle vie, peut-être meilleure, si vous avez été une bonne personne dans cette vie-ci, si vous avez fait montre de bon karma. Karma ! Le mot est lâché, ce mot que j’exécrais déjà avant d’aller en Inde et que depuis lors, je ne peux plus entendre sans avoir un haut-le-cœur, voire une violente envie de vomir.

36 ans, donc, mais je ne suis peut-être pas obligée de mourir ? Ah non, m’avait-elle dit, peut-être que d’autres meurent autour de vous ? Ça c’est vrai. En ce début juillet 1997, je viens de perdre coup sur coup deux personnes fondamentales pour moi, que je considérais respectivement comme mon père et ma mère professionnels. Bon, alors, m’a dit Mrs Choezom, ce n’est pas forcément vous qui mourrez, mais votre vie va changer du tout au tout, vous verrez. 36 c’est un tournant crucial, vous verrez. Ça passe ou ça casse, vous verrez. J’entends ce qu’elle me dit, mais je ne vois pas pourquoi ma vie changerait si radicalement. Il est prévu qu’après un séjour de trois mois, nous, le père de mes fils, notre fils aîné et moi rentrions en France, à Orléans, chez nous, et poursuivions notre vie, avec notre second fils cadet, certes transformés par notre voyage et l’expérience de Dharamsala et dans le nord de l’Inde, de Delhi à Calcutta, mais enfin, pas plus, pas au point d’en crever, ou de tout détruire. Je lui dis ça et elle hausse les épaules. Vous verrez bien, répète-t-elle, sans plus de commentaires.

Pendant les deux mois suivants, je la rencontrerai chaque après-midi pendant deux heures dans le temple de Manjushri, dieu du ciel, saint patron de l’astrologie, dans les bougies, l’encens et les offrandes. Car enseigner l’astrologie est au Tibet un acte sacré qui doit être pratiqué sous la haute égide de la divinité des cieux.

Mrs Pema Choezom m’explique patiemment l’astrologie lunaire – l’astrologie occidentale est solaire -, selon laquelle la vie, étape par étape est écrite d’avance. Il s’agit de suivre, période par période, jusqu’à la mort, une vie qui est elle-même programmée et calculable. Elle propose même de dresser mon thème, période par période et de m’annoncer la date de ma mort. Ce que je refuse violemment, paniquée – ça la fait sourire -, et puis au bout de deux semaines, je lui avoue que je n’y comprends rien. La vérité est plutôt que je n’arrive pas à entrer dans son schéma de pensée parce qu’en aucun cas l’astrologie que je pratique – issue de la symbolique jungienne et de l’école astrologique psychanalytique américaine -, n’est prévisionniste. Tout au contraire, l’astrologie que j’ai étudiée se veut un outil symbolique parmi d’autres de connaissance de soi et de prise de conscience, et qui dit connaissance de soi dit meilleure maîtrise de son avenir et de ses choix. Selon moi, l’astrologie est un outil parmi d’autres non pas pour suivre aveuglément une quelconque prédestination, mais à l’inverse de prendre conscience des dynamiques inconscientes qui empêcheraient de choisir sa vie.

Nous avons donc de l’astrologie deux conceptions exactement opposées. Aussi opposés que le sont l’Orient et l’Occident. Dans la vision tibétaine lunaire et karmique, toute la vie serait écrite – et par qui grand dieu ? -, de la conception de l’embryon à la mort de l’humain. Ce serait écrit et il faudrait suivre et l’accepter. C’est clair, ce n’est pas pour moi. Mon caractère, toute mon existence, sont à l’inverse du fait de suivre un karma écrit. Je suis historienne. Journaliste. J’ai fait une psychanalyse et je continue de voir un psychothérapeute. Je suis écrivaine. C’est moi qui écris. Ma vie, c’est moi qui l’écris. Mrs Choezom m’écoute. Elle respecte ma vision. Mais alors pourquoi être venue suivre son enseignement ? Et avoir payé, cher, pour le suivre ? Par curiosité, lui dis-je. Je voulais voir. Je suis venue, j’ai écouté, j’ai vu que ce n’était pas pour moi. Malgré l’argent que ça pourrait rapporter, je ne ferai certainement pas de livre sur l’astrologie tibétaine karmique à laquelle je ne peux croire. Elle acquiesce.

D’accord, me dit-elle avec l’impeccable sourire doux et bienveillant qui encadre son visage en forme de pleine lune, orné par sa sublime chevelure noir de jais coiffée en chignon. De quoi allons-nous donc parler, alors, pendant ces deux heures quotidiennes qui ont déjà été payées pour un mois ? Oh, mais, lui dis-je, vous savez, nous avons sans doute bien des choses à nous raconter. Et si vous me parliez de vous ? lui dis-je.

Dans l’esprit tibétain, il est mal poli de parler de soi, de se mettre de l’avant. Exalter son moi, sa personnalité, son individualité est contraire à la philosophie bouddhiste. Je lui apparais sans doute très autocentrée, déterministe, volontariste, autoritaire. Mrs Choezom se perçoit plutôt au service d’autrui, empathique ce qui étymologiquement signifie co-souffrante. Toute sa vie est destinée à aider autrui, sa communauté d’abord, et tous les humains en général. Elle fait néanmoins parti des notables tibétains. Les scientifiques, érudits et religieux qui constituent la garde rapprochée du dalaï-lama (ce titre signifie océan de sagesse). Ils sont tous au plus une centaine. La communauté exilée tibétaine exilée en Inde comprend quant à elle plusieurs centaines de milliers de personnes, installées dans différents camps (des bidonvilles) dans le sud de l’Inde et surtout dans le nord-ouest. Ils vivent dans une misère sans nom, sans argent, sans vivres, sans avenir, mais tous près de temples bouddhistes couverts d’or et de statues gigantesques. Tout l’argent des aides internationales, des visiteurs, des parrains des enfants orphelins (qui ne peuvent cependant pas être adoptés) est consacré à la transmission de leur langue, leur culture, leur religion. Elle a étudié l’astrologie pour travailler de concert avec les médecins pour être au service du dalaï-lama qui ne prend jamais aucune décision sans avoir consulté ses conseillers, son astrologue et son chaman. Elle connait aussi les plantes et vit dans le village des notables. Elle et sa famille ne manquent de rien, ils ne sont pas végétariens (aucun tibétain ne l’est), prient dès 5 heures le matin au temple Namgyal, boivent de l’eau chaude et avalent des pilules de plantes macérées à longueur de journée. Du coup moi aussi. privé. Le bouddhisme n’est pas une religion, c’est une philosophie, certes, mais les Tibétains le vivent comme telle. Ils prient, se prosternent, tournent autour des temples en récitant des mantras, font tourner les moulins en plomb incrustés de prières, ont flotté des drapeaux pour que le vent transporte leurs pensées de paix dans l’univers. Ils croient.

Les Tibétains dans l’âge mûr suivent les préceptes du bouddhisme, surtout les vieux Tibétains, et aussi les notables et bien entendu les moines, les religieux nombreux et nantis, les plus privilégiés de tous, qui n’hésitent pas à faire travailler les enfants indiens de quatre et cinq ans issus des castes des Intouchables pour construire leurs maisons. Tous les Tibétains sauf les jeunes. Les jeunes Tibétains, eux, surtout les ados de 13 à 20 ans, vont mal, très très mal. Ils ne croient plus du tout aux discours, à la politique du Middle Way, ni même au dalaï-lama. Ils n’ont aucun avenir, ils le savent très bien et ils sont furieux. Révoltés à mort. Drogue, alcool frelaté, violences, autodestruction. Ils se battent beaucoup entre eux. Les professeurs les frappent à l’école, ce dont témoignera notre fils de 9 ans qui va à l’école avec eux. Pire. Meurtres, suicides, immolations se multiplient. C’est compréhensible, mais c’est désespérant, à pleurer. Le dalaï-lama lui-même l’a admis. Il se dit démuni. Les Tibétains veulent aider le monde entier, mais ils voient leurs enfants disparaître, impuissants. Combien de fois ai-je pleuré en écoutant les récits sur ce sujet ?

Pendant toute une nuit, grâce à mon compagnon qui les a rencontrés avant moi, j’interviewerai le leader du principal mouvement de rebelles qui prône le retour à la lutte armée. Cette phrase me reste : quand une souris est devant un chat, elle sait qu’elle va être mangée, elle a deux options, se coucher et se laisser dévorer ou sauter sur le chat dans une ultime résistance. Les anciennes générations à la suite du dalaï-lama nous enseignent à nous coucher, mais nous non, nous nous souvenons que nous avons été un peuple guerrier, matriarcal et nomade et donc nous lutterons, nous préférons nous jeter à la tête du chat. Chinois, le chat ? Non, me dit le jeune homme. Occidental. Tout l’Occident est notre prédateur.

De cette réalité, j’ai fait mon roman primé par le Prix du GG 2012, j’invite donc quiconque le souhaite à le lire pour en savoir plus.

Bouleversée au-delà des mots, je raconte ma rencontre avec ce jeune homme érudit, intelligent et désespéré à Mrs Choezom. Elle m’écoute et je vois ses mains se crisper. Elle ploie l’échine. Elle aussi a des enfants. Elle aussi a peur, forcément. Néanmoins sa réponse ne déroge pas de sa foi et de ce qu’elle enseigne. C’est notre karma collectif, me dit-elle.Le Tibet est devenu bouddhiste au 13e siècle. Avant, les Tibétains étaient en effet un peuple matriarcal, nomade et férocement guerrier. Nous avons mené des invasions, nous avons notamment envahi la Chine du Nord, et avons exterminé les peuples. Nous en payons le prix. Et elle conclut : nous devons nettoyer notre lourd karma collectif. Ils doivent payer leur dette collective, c’est sa réponse. Je la regarde. Elle garde la tête baissée, je la regarde, et c’est tout. Nous ne nous reverrons plus.  Les jeunes rebelles finiront en effet par s’immoler devant le siège de l’ONU à Delhi. J’en ferai des articles, un roman, et puis c’est tout.

La vie est tellement absurde, injuste, dangereuse, violente, et vaine. Il faut bien croire en quelque chose pour l’accepter, il faut bien trouver un sens à l’insensé ordinaire du quotidien, alors pourquoi pas le karma, après tout, pour ceux à qui ça convient. Mais en Inde, j’ai vu le karma fonctionner comme un système d’inégalité sociale implacable et immuable, le karma comme fondement du mortifère système de castes qui régit la société indienne autant que tibétaine. Et je ne peux en aucun cas l’accepter personnellement.

1er septembre 1997. Nous quittons Dharamsala pour retourner dans la vallée d’où nous prendrons le train vers l’est de l’Inde, Bénarès, Calcutta. Je vais dire au revoir à Mrs Choezom. Elle brandit le journal du jour. La nuit précédente à Paris, Lady Di est morte dans un accident de voiture. Here it is ! See ? I told you that it’s your obscecal year ! me dit-elle. Lady Di et moi avions quasiment le même thème astrologique, Mrs Choezom me l’avait dit, en effet. Mais Lady Di a eu moins de chance. Elle est morte, pas moi. Mais moi, ma vie en 1997 s’est complètement défaite. Dans les six mois qui ont suivi notre retour en France, séparation, jugements, violences. Exil définitif pour mes fils et moi au Québec. Crash. Fracture absolue. Arrachements. Larmes et désolations. Une forme de mort pour nous quatre, mes fils, le père de mes fils et moi. Je ne sais toujours pas ce qui est arrivé en cet été 1997, mais c’est arrivé. Et les paroles de Mrs Pema Choezom restent profondément gravées dans mon souvenir.

La vision karmique d’une vie écrite d’avance est aussi irrationnelle qu’inacceptable. La vision occidentale d’une vie matérielle maîtrisable de bout en bout est tout autant irrationnelle et inacceptable. Comprenne qui pourra.

Photo principale :   Dharamsala

Éxilés Tibétains, le dernier refuge (reportage France 24)

L’après dalai-lama (reportage France 24)

Poésie Trois-RivièreLe Pois Penché

Parisienne devenue Montréalaise en 1999, Aline Apostolska est journaliste culturelle ( Radio-Canada, La Presse… ) et romancière, passionnée par la découverte des autres et de l’ailleurs (Crédit photo: Martin Moreira). http://www.alineapostolska.com