La marche, gymnastique sociale

La marche gymnastique sociale - Un groupe de personnes faisant du jogging sur un pont. La marche gymnastique sociale - Un groupe de personnes faisant du jogging sur un pont.
La marche, gymnastique sociale. Par Pierre-Louis Trudeau
Mon premier billet en vision critique de l’espace montréalais. Les espaces vides, les rues, la densité, la mobilité, l’errance et surtout la genèse enfouie sous la ville moderne.
D’abord, méthode infaillible : la marche exploratoire. Passer du simple exercice physique à la découverte ajoutée des réalités urbaines. En d’autres mots : connaître l’état urbain tel qu’il était, aurait été ou devrait être d’un point de vue strictement subjectif et critique. Mise en forme accélérée de l’esprit.  Montréal marché, terrain privilégié de gymnastique sociale.
Le marcheur d’occasion
On ne peut reprocher aux dilettantes de la marche leurs objectifs personnels. Appelons-les marcheurs d’occasion. Au premier degré de l’auto-critique, la marche à pied se pratique pour divers motifs, tous également justifiés. Déculpabilisant aux déplacements automobiles de proximité, activité joviale de plein air, mise en forme métabolique et autres nécessités strictement personnelles confirment le sens utilitaire de la marche.
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Le marcheur d’occasion jouit du plein air, se défranchise ainsi de ses habitudes automobiles ou fait pénitence pour les passifs/oisifs en jours de congé. Personne ne peut lui reprocher de s’y limiter. Toutes les motivations auto-valorisantes de préférer le pedibus cum jambis aux mécaniques pétroleuses ou électriques se valent en société et autant dans la tête du marcheur d’occasion, sportif intermittent.
D’abord en contribution écologique, évidemment, mais aussi par le maintien physique sous-tendu lorsque la motivation persiste, le cas échéant. En effet, la marche ne profite pas toujours de la fidélité d’un marcheur d’occasion. La marche est aussi curieusement concurrente du vélo, jadis au plaisir de Zola, ci-devant cycliste moderne de la première heure. Mais c’est déjà positif. Objet d’une prochaine chronique.
Mon propos n’est pas d’analyser les tenants et aboutissants de la pratique personnelle. D’intéressantes études convaincront les plus irréductibles négateurs de ces bienfaits que leurs préférences sportives de salon, télévisées et nourries aux ailes de poulet, rendent injustement invisibles ou risibles les marcheurs de rues motivés par un objectif. D’occasion ou d’esprit critique, le marcheur est un marcheur qui marche plus qu’un autre.
L’histoire de la marche
Maintenant ludiques, la marche et les sports de jambes furent d’abord (et demeurent) sociaux, politiques, guerriers et revendicateurs. Ajoutons : philosophiques (mais pas tant, on se calme). Zola, Émile : «J’aime la bicyclette pour l’oubli qu’elle donne. J’ai beau marcher, je pense. À bicyclette, je vais dans le vent, je ne pense plus, et rien n’est d’un aussi délicieux repos.»
Et c’est ici qu’on atteint les niveaux supérieurs de la marche, ceux dont la tradition plusieurs fois millénaire la décrivent en activités vitales des humains, des sociétés et des pays. La chasse, la guerre, l’avènement urbain des cités et empires, la scène théâtrale, même l’enseignement, pour ne citer que certains des phénomènes reliés aux pas… Oublions le.
L’humaine espèce vit obligatoirement de la marche sur deux pattes depuis qu’elle se déplace debout et se distingue de ses cousins simiesques et des pingouins (ceux-là marchent sur des raquettes mais avec des pieds sans jambes). C’est par cet ajout à l’esprit curieux de connaissance que la marche s’allonge intuitivement en modes redécouverte et reconstruction du paysage. Autrement dit, une intrusion motivée et cognitive dans l’organisation urbaine et campagnarde, propre à générer des convictions sociales et des mouvements collectifs réformateurs.
Simplifions encore : marcher la ville ou les champs allume les flammes de la nécessaire reconstruction de l’espace. Et travestit le marcheur en explorateur de frontières spatiales invisibles. Par exemple, que l’arrangement urbain des quartiers marque des frontières non déclarées de classes ou révèle l’exubérance scandaleuses de certaines occupations historiques (nous ferons une marche vers les sommets du mont Royal…).

Walkscapes, Stalkers et Transurbance…
Sans le savoir parce que les mots n’avaient pas encore traversé les océans jusqu’à mon esprit distrait, et que l’activité même du walkscaping dérivait d’une orientation situationniste plutôt nébuleuse, j’ai marché inlassablement (je ne vous dirai pas depuis quand sans avouer mon âge) plusieurs villes d’Europe et des trois Amériques, y compris les îles antillaises, en pratiquant exactement mais inconsciemment ce que je découvre à ma courte gêne dans cet ouvrage de Fancesco CARERI (n.1966) : WALKSCAPES : péripatétisme qui
termina de curieuse manière son activité pédagogique d’origine.

Plus encore, je crois brûler sur l’île de Montréal plus de kilomètres annuellement qu’un véhicule taxi, sans blague. Je suis un walskaper, un skalker et un transurbain…
Non seulement je les marche vite, les rues, parcs et souterrains, mais je complète facilement les 50 000 pas quand je m’y mets. Et je me suis ainsi fait une idée de Montréal, de ses espaces et de son architecture, en état, espaces et bâtis actuels, nécessairement voués à la reconstruction, à l’occupation communautaire et aux jeux (j’expliquerai). En somme, la découverte du monde nomade original au travers des établissements de la cité sédentaire…Ça valait et ça vaut encore tous les détours.

Mon dictionnaire
Walskape : néologisme anglo-italien définissant la marche comme activité esthétique, titre de l’ouvrage en langue italienne dont 2è édition (2013) en Espagne et traduction en français chez Actes Sud. Cette approche en 4è de couverture résume le principe : « …l’origine de l’architecture n’est pas à chercher dans les sociétés sédentaires mais dans le monde nomade. L’architecture est d’abord traversée des espaces : ce que Careri appelle parcours… La marche est esthétique (André Breton), politique, etc…En se laissant porter par la marche, on franchit des frontières invisibles, on recompose une ville nouvelle… ces flâneurs et ces explorateurs qui font de la ville leur terrain de chasse privée… »
Stalker : Peut signifier « harceleur » ou «intimidant », mais utilisé parodiquement par le collectif italien : « En fait, ils ne sont pas autre chose que ce qu’ils font. Que font donc les Stalker? Ils ne sont pas tout à fait des artistes. Pas vraiment des urbanistes non plus, ni des militants. Les stalker ? Ils arpentent. Ils cherchent des itinéraires et des territoires, dans les villes et entre les villes, qui échappent aux cartographies connues et permettent d’en inventer d’autres. Pour les suivre, un jeu de pistes » :https://www.cairn.info/revue-vacarme-2004-3-page-94.htm
Transurbain : Atopique, néologisme en contexte de critique sociale (non, pas un transport collectif)…Voir Umberto Eco, L’île du jour d’avant, nomadisme urbain, réappropriation du réel, réinvention réaliste des modes d’habitat, etc.
Prochain billet : le gratte-ciel infernal
Collaboration spéciale : Pierre-Louis Trudeau. Traducteur, auteur, éditeur, agent littéraire.
Mains LibresLe Pois Penché

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