Série du beau monde. Snapshot 7 : Denise Bombardier

Une femme plus âgée souriant devant la caméra dans Instantané 7 : Denise Bombardier pour la Série du beau monde. Une femme plus âgée souriant devant la caméra dans Instantané 7 : Denise Bombardier pour la Série du beau monde.
Série Du beau monde.  Snapshot 7 : Denise Bombardier.  Par Aline Apostolska
Dans le hall des arrivées de l’aéroport Trudeau, nous marchons côte à côte, mais elle, elle sourit. Puis, me donnant un coup de coude discret : «Regarde ses yeux ! J’ai pas pu résister à ces yeux-là. Ça me fait le même effet à chaque fois.» 
Un homme se tient droit devant nous, souriant lui aussi. Un bel homme en effet. Grand, élégant, beaucoup de prestance, et ce regard bleu irradiant, tout à la fois vif et doux. L’anglais le plus francophile qui soit, comme elle dit, parfaitement francophone, historien spécialiste du 18e s. français. Mariés depuis plus d’une décennie, et amoureux comme au premier jour de cette histoire magnifique et incroyable, cet homme prude et qui ne s’était jamais marié, mais avait économisé pour son futur mariage, unique il s’entend, et qui, la rencontrant au cours de cette conférence à laquelle il l’avait invitée, à Belfast, en Irlande du Nord, l’a demandée en mariage trois jours plus tard. Lui 56 ans, elle 62, pourtant ils n’étaient pas des jeunots, dira-t-on, eh bien justement, telle est la folie de la destinée, sa sagesse aussi. La grande amoureuse qu’elle a toujours été, d’un amour à l’autre, d’un mariage, et même remariage, à l’autre,  avait trouvé son destiné, et elle lui consacrera un roman. Ils seront restés ensemble jusqu’au bout dans un bel accomplissement mutuel. 
En ce mois de juin 2015, nous revenions du Salon du livre de la Côte-Nord, à Sept-Îles. Nous avions beaucoup parlé, beaucoup ri. Elle était si drôle, avec le public qui faisait la queue pour avoir une dédicace, mais aussi à table, avec les autres écrivains. Elle faisait mouche à chaque fois, trouvant la bonne réplique au bon moment, et la juste analyse de n’importe quelle situation. Un soir d’ailleurs, entre des pattes de crabe des neiges et des verres de blanc, elle m’avait regardé droit dans les yeux, comme elle le faisait toujours avec tout le monde : « Et alors, tu as quitté Radio-Canada ? Je n’ai pas compris. » Cela faisait dix ans que j’avais démissionné, et elle n’était sans doute pas la seule à se poser la question de ma soudaine disparition volontaire des ondes de la radio française, mais c’est la seule qui m’ait posé la question. J’ai répondu, je ne sais quoi, que je m’ennuyais sans doute, et que j’avais préféré écrire dans La Presse et me consacrer à mes livres, mais elle a balayé le tout d’un revers de la main. C’est stupide, tel était son verdict. J’Étais là, avec les vedettes, alors que je venais d’arriver de France, et j’étais partie ? C’était stupide, voilà tout. 
Elle m’avait dit des choses crues, déjà, lorsqu’elle m’avait invitée à quelques-unes de ses émissions, notamment à la sortie de L’homme de ma vie. « On s’imagine qu’on va lire des histoires d’amour, mais au bout du troisième chapitre, on a compris, on sait que tu vas partir au bout du chapitre, mais jamais on ne comprend pourquoi. C’est un superbe livre très bien écrit, mais triste. Le livre de la solitude.» Je n’avais rien à répondre, car, là aussi, beaucoup m’ont parlé de ce livre-là en particulier, mais peu m’ont dit des choses aussi nettes, voire péremptoires. 
Quelque quinze ans auparavant, je l’avais rencontrée, hasard ! au Salon du livre de Sept-Îles déjà, qui alors se tenait en février. Le premier midi, le maire avait invité quelques écrivains à un repas. J’étais assise en face d’elle, à côté de Lise Bissonnette. Elles menaient la conversation, me couvant du coin de l’œil, protectrices. Me voyant piquer ma viande du bout de la fourchette, elle a attrapé la sienne et piqué son morceau d’orignal en décrétant qu’il était dur comme de la semelle. « Elle ne sait, dit-elle comme pour m’excuser, elle vient de Paris, mais moi je vous dis que cet orignal est trop sec.» Et puis elle est retournée à la vive conversation politique qui sévissait à table et à laquelle je comprenais peu de choses. Je l’ai invitée par la suite à plusieurs reprises dans mon émission à la radio, je l’ai interviewée dans des salons du livre. J’aimais ses livres et aussi sa manière d’en parler. Sa verve, son énergie, son audace, son impétuosité, sa liberté et sa détermination. Sa lucidité. Sa capacité à parler et à faire de l’argent – « tant que les femmes ne seront pas décomplexées avec l’argent, il n’y aura pas de vraie égalité » disait-elle à juste titre. Elle aimait ma manière d’interviewer, ma culture, mon goût de la discussion et de la contradiction, qui étaient aussi les siennes, bien évidemment. 
Nous n’étions pas amies, nous ne nous fréquentions pas. Nous nous croisions régulièrement, professionnellement, à des évènements, au restaurant l’Express, chez des amis communs. La dernière fois que je l’ai croisée c’était d’ailleurs, je crois bien, au mariage d’Erwan L., notre ami et éditeur commun.  Elle était dans ces moments privés comme dans ces entrevues et comme ses articles, elle disait les choses en public comme en aparté, à des personnalités publiques de la même manière qu’elle m’avait dit mes quatre vérités à moi. 
J’admirais tout cela, et une chose par-dessus tout. Son sens de la conversation, qui en faisait d’ailleurs, une grande journaliste, une grande intervieweuse maîtresse du face-à-face.  « C’est rare d’interviewer un écrivain comme tu le fais, low profile et en profondeur, en posant des questions difficiles, sans louvoyer. » Elle me faisait ce compliment, et venant d’elle c’était plus qu’un compliment ! L’entrevue en tête à tête, c’est un grand art, risqué, car sans filet, et les journalistes qui y excellent sont selon moi à compter sur les doigts d’une main et demi, disons, devenus de plus en plus rares. Elle me reprochait d’avoir déserté le créneau – ce qui était faux, car j’ai continué pendant plus d’une décennie en interviewant trente écrivains puis une vingtaine de chorégraphes pour le Canal Savoir -, mais ce n’était plus Radio-Canada et la féministe en elle s’en désolait. Et elle avait sans doute raison. Dans beaucoup d’analyses et de prises de position qu’elle n’hésitait pas à faire, dans plusieurs essais qu’elle a écrit – elle a beaucoup écrit et j’espère qu’on continuera à la lire -, elle avait bien souvent raison. Elle a raconté dans son autobiographie avoir tellement peur de son père durant son enfance qu’elle n’a plus jamais eu peur par la suite, même pas peur de personne, ni des machos, ni de Pivot, ni de Matzneff, ni de Strauss-Khan, ni de Trudeau fils qu’elle exécrait (en particulier à cause de son exécrable français), ni d’aucun de ses nombreux détracteurs, et surtout de Mitterrand qui d’ailleurs l’adorait et l’a adoubée de la Légion d’Honneur à l’Élysée même.  
Trois choses caractérisent la France. La France traditionnelle, dirons-nous. L’amour de la littérature, la passion de la politique et l’art de la conversation. Historiquement, en France, être cultivé signifie avoir de la conversation, art suprême pour passer un bon long moment en bonne compagnie, autour d’une autre passion française, la bouffe et le pinard. Pour cela il faut avoir des humanités, des idées, de l’analyse et de la répartie. Sans controverse, sans contradiction, sans esprit critique ni recul, pas de conversation qui tienne, il n’y aurait alors que consensus et bénis oui oui. On la disait polémiste, évidemment, mais il faut tous ces talents pour pouvoir l’être. Cette grande amoureuse était une femme intense, une mère et une grand-mère de cœur autant qu’une professionnelle cultivée, informée, analytique, jamais manichéenne. C’est ce qui rendait ses analyses justes, et parfois dérangeantes, qu’elle ose les exprimer haut et fort, mais sans manichéisme systématique.
Ces trois piliers français, la littérature, la politique, la conversation, elle les avait à un niveau stupéfiant. Docteure en Sciences Politiques de Paris I, excusez du peu! ( et je n’ai qu’une maîtrise en Histoire de Paris VII), mais tout cela ne peut aller sans une parfaite connaissance de la langue française. J’ai choisi (voir plus bas) quelques vidéos d’elle à revoir, et j’ai choisi cette entrevue qu’elle a faite en 1993 avec Gilles Vigneault, car leur conversation autour de la langue française est magnifique, et plus actuelle que jamais. Sur YouTube sont d’ailleurs ressorties beaucoup de ses entrevues, avec René Lévesque tout comme avec Céline Dion, et puis ses livres et ses articles sont toujours là, des romans légers et pleins d’humour aussi bien que des essais polémiques. Heureusement, on peut y retourner. 
Merci Denise Bombardier. Merci pour moi, pour ces souvenirs qui me reviennent depuis que nous avons appris son décès si fulgurant. Notre dernier rendez-vous n’aura pas lieu. J’envisage d’écrire un essai sur la langue française et sa transmission, et je lui avait demandé si elle accepterait d’en signer la préface. « Bien sûr, m’a-t-elle écrit, tu m’enverras ton manuscrit.» 
Merci  surtout, Denise Bombardier, pour le Québec et aussi pour la France. À l’égard du Québec tout comme à celui de la France, elle se montrait souvent très critique, parce que le Québec tout comme la France, elle les aimait. Et ils le lui rendaient bien.
Denise Bombardier L’invité Ne vous taisez plus

 Denise Bombardier L’invité Ma vie sans peur et sans regrets 

Denise Bombardier, entrevue avec Gilles Vigneault

Denise Bombardier à Bazzo.tv

Le Pois PenchéMains Libres

Parisienne devenue Montréalaise en 1999, Aline Apostolska est journaliste culturelle ( Radio-Canada, La Presse… ) et romancière, passionnée par la découverte des autres et de l’ailleurs (Crédit photo: Martin Moreira). http://www.alineapostolska.com