REVIVISCENCE (Écrits de jeunesse revisités.) (Texte no. 7)

Un tableau avec deux pinceaux REVIVISCENCE sur fond blanc. Un tableau avec deux pinceaux REVIVISCENCE sur fond blanc.
REVIVISCENCE (Écrits de jeunesse revisités.) (Texte no. 7).  Par Robert Clavet
LA LIBERTÉ CRÉATRICE
À partir de la Renaissance, on constate une hésitation entre les conceptions de l’être humain comme raison devant un ordre aperçu et accepté, ou comme liberté devant une réalité plus complexe qui n’est pas indépendante de l’esprit qui en prend conscience. L’état de la conscience évolue de façon graduelle, mais certaines périodes historiques sont le lieu d’accès soudains à des états d’esprit nouveaux. Ainsi, le Monde moderne fut le théâtre d’une dynamisation de la conscience, d’une remise en question de certaines formes statiques de la pensée comme le substantialisme thomiste qui, en voulant concilier la pensée d’Aristote et le christianisme, a profondément marqué le catholicisme. Thomas d’Aquin soutenait que les substances sont des entités réelles et indépendantes qui existent en soi. Selon lui, la substance est l’essence de l’être et la cause de son existence. Certains rationalistes, entre autres pour se libérer des carences et des abus du dogmatisme catholique, ont insisté sur l’autonomie, sur la possibilité pour l’être humain de penser par lui-même. Cela permis à la pensée d’élargir ses horizons, mais, toute réalité n’étant pas mesurable, quantifiable et catégorisable, la raison seule (qui dépend des données sensibles pour élaborer et valider les connaissances) est impuissante à répondre à toutes les nécessités intérieures et à toutes les exigences pratiques de la vie. De plus, force est de constater que la raison instrumentale peut tout autant être mise au service du meilleur que du pire. Bien que la raison puisse établir l’importance psychologique d’accepter la réalité, elle est notamment incapable d’éluder la question de la mort dans son rapport au sens de la vie, car notre propre mort échappe à l’expérience objective. L’idée d’accepter la mort avec une sorte d’indifférence parce qu’on ne sait pas, n’a rien de très convaincant. Mais il est vrai que nous vivons la plupart du temps comme si la mort n’existait pas, même si le fait d’être incarné devrait en principe dramatiser le temps qu’il nous reste à vivre. Plus profond que le seul instinct, l’espérance en la vie éternelle est une donnée de la conscience qui mérite d’être prise au sérieux. Bien des témoignages rendent compte d’une lumière non objectivable que nous pouvons accueillir librement par amour.
Être libéré d’une ontologie statique et d’une religiosité aux tendances intégristes ne conduit pas nécessairement à une affirmation exclusive de la raison individuelle, à une sorte d’autonomie fermée, car la raison peut en effet s’ouvrir à plus grand qu’elle. Lieu de liberté et de création, l’être humain peut accueillir une lumière transcendante comme l’intuition du beau et du bien, et enrichir son esprit d’une longue tradition de mythes et de symboles exprimant des expériences millénaires porteuses de valeurs et de sens. Plutôt que de justifier une sorte d’indifférence, le fait de ne pas savoir objectivement peut être considéré comme une invitation à s’ouvrir aux idées qui donnent de la beauté et du sens à la vie. Par exemple, le fait de s’émerveiller et d’aimer contient une sorte de connaissance, non pas un savoir transmissible objectivement, mais une connaissance qui accroit le sujet concret de la connaissance. Incidemment, à certains moments de l’Histoire, l’état moyen de la conscience est d’une grande importance, car les collectivités peuvent être envahi par des forces éruptives inconscientes aux effets dévastateurs. Dans sa sphère essentielle, l’élargissement de la conscience, dans un mouvement de va-et-vient immanent et transcendant, traduit un certain rapport du temps et de l’Éternité. Ainsi, la dynamisation de la conscience a permis de penser le fondement de tout (au-delà de toutes les oppositions) non plus comme Être, mais comme Liberté. Alors que la liberté est généralement définie comme une absence de contrainte, la Liberté dont il s’agit ici est plutôt « l’Abime sans fond » (l’Ungrund de Boehme) qui est antérieur à l’Être et qui n’est pas un concept mais un symbole traduisant l’expérience consciente de la puissance positive de création chez l’être humain. Les Pères orientaux disaient que Dieu est inconnaissable, mais participable dans ses énergies. La Liberté comme pouvoir positif de création est une participation au Divin dans ses énergies. Dis autrement, la Liberté est enracinée en le Néant, sans lequel aucune nouveauté, aucune création authentique ne serait possible, car, dans l’ordre de la nature, « rien ne se créé, rien ne se perd ». Seule cette Liberté comme pouvoir de création permet à l’être humain de s’émanciper de l’esclavage de la nécessité. D’un point de vue métahistorique, cela signifie le passage du règne de la Loi à celui de l’Esprit. Dans la vie spirituelle et dans la création authentique, l’amour est pour ainsi dire le contenu de la Liberté et la Liberté est l’oxygène de l’amour. La création spirituelle, indissociable de la réalisation de soi, est un acte libre d’amour. Elle est la réponse de l’aimé (l’être humain) à l’Aimant (le Divin qui a le Désir de l’Être et d’une complexification des étants favorisant l’avènement de la conscience et de l’autoconscience). La création authentique est autocréation, mais pour ce faire, avertit Olivier Clément, il faut se heurter aux murs de sa prison.
Comme concept, « l’être » doit être à la fois affirmé et nié afin que se révèle dans la conscience de sa proximité avec l’inconnaissable « Abime sans fond ». Créer, c’est aussi apprendre à avoir des yeux pour voir et des oreilles pour entendre. Une face, pourtant faite principalement d’os et d’eau, peut se transfigurer en un visage, et il en va ainsi de tout le réel. C’est « le ciel nouveau et la terre nouvelle » dont parle l’Apocalypse. Insister sur la Liberté divino-humaine, c’est affirmer la primauté de l’acte créateur sur les produits créés, c’est mettre l’accent sur la Personne comme source créatrice de la valeur. Si l’autonomie permet de penser par soi-même, la participation aux énergies divines actualise d’une façon unique et irremplaçable l’incursion de l’Éternité dans le temps. Il s’agit d’une sorte d’autonomie ouverte qui est aimantée par la « Vérité, Voie et Vie » du Divin. Dans ce contexte, l’existence humaine est tension vers sa propre vérité à découvrir et à vivre. En tant que Liberté et non comme Être, Dieu peut être pensé comme « l’Aimant » malgré le problème du mal et l’être humain comme «l’aimé » appelé à une vocation créatrice. Comme Être doté de la Liberté créatrice (plutôt que cause seconde, comme dans le thomisme) l’être humain peut tendre vers la ressemblance dans un mouvement déifiant. La personne humaine trouve son fondement non pas dans l’idée d’une prédominance de la raison qui découvre un Ordre posé devant elle, mais par celle d’une participation aux énergies divines dans un processus de création. L’anthropologie christologique est un mythe puissant qui suppose de sacrifier consciemment certaines exigences de la raison objective en faveur d’une exigence métalogique où la raison se met consciemment et d’une façon créatrice au service d’une vérité qui est voie et vie. Ainsi, en étant à la fois vrai Dieu et vrai homme, Jésus-Christ est le symbole incarné d’une essence commune entre le divin et l’humain. La raison se fourvoie en se limitant à une autonomie fermée qui, sans le correctif de l’amour, peut aller jusqu’à être mise au service de l’horreur. En passant de la divino-humanité à l’humano-divinité, l’humanisme a incidemment fini par dégénérer en un antihumanisme où « l’image de Dieu » a été remplacé par le Surhomme de Nietzsche et par le concept abstrait de Collectivité de Marx.
Dieu n’est pas le sommet d’une pyramide des êtres, mais l’Abime qui révèle partout des abimes et « fait un inconnu de l’être le plus familier » (Olivier Clément) L’idée de la vocation créatrice de l’être humain comme prolongement de la vie divine permet d’accéder à une vision équilibrée du divin et de l’humain, de relâcher la tension entre la nostalgie de Dieu et l’affirmation de l’être humain. Dans la nouvelle époque spirituelle, l’être humain n’est pas devenu meilleur, mais il a acquis une conscience plus complexe qui reconnaît l’importance insigne de la liberté créatrice et s’oppose à toutes les formes de dictature.
Robert Clavet
Mains LibresLe Pois Penché