La spiritualité. (Texte no. 5) . Par Robert Clavet, PhD
Pour favoriser la liberté créatrice malgré la nécessité, il faut accueillir des énergies qui transcendent la seule affirmation du moi. Même s’il est souvent difficile de voir le Visage de Dieu chez l’être humain, la connaissance de soi (de ce que nous sommes vraiment) implique la prise de conscience du lien divino-humain. C’est en tant que Soi et non en tant qu’individu dans son autonomie que nous nous ouvrons à la dimension spirituelle. Selon Jung, le Soi est l’archétype central et organisateur de la psyché, qui transcende la conscience et l’inconscient. Il est une totalité illimitée, qui inclut une partie de notre propre être, mais dont les limites et l’extension ne peuvent être précisées. Il est un lieu où l’opposition des contraires n’a pas cours. Il ordonne et oriente l’aspiration du conscient vers la Totalité. Joachim de Flore parle d’une « Troisième Alliance » pour qualifier la pleine révélation de la divino-humanité, contrepartie aux idéologies qui rabaissent la dignité de la personne humaine. Dostoïevski voyait les déchirements de l’histoire comme un immense combat entre le Dieu-Homme et l’homme-dieu avec sa volonté de puissance. La cohérence de la conscience vient du Logos (du Verbe) avec son aspect trans-subjectif. Le Saint-Esprit se manifeste d’une manière archétypique dans la gloire et la beauté. Et l’être humain glorifie Dieu à travers l’amour, l’héroïsme, les arts, la contemplation, etc. Combien de fois dans l’Histoire, à l’origine de tant de cruauté, des êtres humains ont voulu remplacer la gloire de Dieu par la leur ou par celle d’une organisation totalitaire soi-disant au nom de Dieu ou contre Dieu. D’une façon générale, après avoir placé tous ses espoirs dans les choses matérielles, les relations terrestres, son propre pouvoir, son charme et sa compétitivité, et que ces choses, inévitablement, tirent à leur fin, toute espérance ne peut alors que sembler insensée s’il y a ignorance du lien divino-humain. Inséparable du nous, le moi, sans être illusoire, est transitoire. Mais la gloire de Dieu, à laquelle notre âme et notre esprit participent, s’inscrit en l’Éternité.
Déjà au 4e siècle, Saint Grégoire de Nysse a voulu relever la dignité de l’être humain en faisant valoir que, avant d’être pécheur, celui-ci est avant tout un être créé à l’image de Dieu. C’est notre structure déiforme qui nous permet de découvrir Dieu d’une façon immanente, comme présence réelle. Un Dieu comme postulat moral à la Kant est une abstraction qui a peu d’impact sur l’existence concrète. Nuisible à la spiritualité, la théorie juridique du rachat de la tradition catholique rabaisse Dieu et l’être humain. Incidemment, le mythe de la chute ne doit pas être interprété comme la transgression d’une loi édictée par Dieu. En effet, Celui-ci n’ordonne pas de ne pas manger la pomme, c’est le serpent qui insinue cela (Genèse 3, 1) ; Il dit au contraire à Adam qu’il peut manger les fruits de tous les arbres du jardin (Genèse 2, 16), mais Il avertit que tel fruit donne la mort. Dans le même sens, saint Paul déclare « tout est permis, mais tout n’est pas utile ». Le fait de concevoir Dieu comme un monarque qui exige l’obéissance sous peine de châtiments, et non comme la Vérité qui affranchit, est le produit d’une ratiocination qui dessert l’autoritarisme clérical. L’idée de la déification se situe à l’opposé de la théorie juridique du rachat. La spiritualité dépend de l’événement transfigurateur qui fait suite à la confiance, l’espérance et l’amour dans son unique puissance. Sans le projet de déification, la liberté n’a ni but ni contenu. À l’instar des Pères orientaux, l’aventure de l’esprit peut être exprimée à la manière d’une philosophie spirituelle, c’est-à-dire comme une symbolique de l’expérience, car le visible permet de discourir sur l’invisible.
Le temps a quelque chose d’insaisissable : le passé n’est plus, le futur n’est pas encore et le présent, à chaque instant, se transforme en passé. La référence au passé, au présent et au futur a profondément marqué la conscience humaine. Le temps objectif découle de l’observation par nos aïeux des effets de la rotation de la Terre et de la Lune. Plus récemment, il a été reproduit mécaniquement puis électroniquement et enfin atomiquement (la durée de 9, 192, 631, 770 périodes de la radiation correspondant à la transition entre les deux niveaux hyperfins de l’état fondamental de l’atome de césium 133). Il a aussi été quantifié dans ses rapports avec la distance parcourue et la vitesse (t=d/v). À l’étonnement général, Einstein a découvert que le temps n’était pas une entité immuable mais une dimension variable influencée par la vitesse et la gravité : l’énergie cinétique d’un corps augmente avec sa vitesse et sa masse, ce qui cause le « ralentissement » du temps. En plus du temps objectif, il y a le temps historique, le temps subjectif et le temps existentiel. Le temps historique est surtout orienté vers le passé et le futur : nous pouvons être témoins d’événements qualifiés d’historiques, mais bientôt le présent se transforme en passé. Le temps subjectif dépend de nos états d’être et ne se prête à aucune mathématique : nous avons tous fait l’expérience que durant les moments heureux le temps semble passer plus vite que lors d’épisodes ou d’événements frustrants ou souffrants. Au paroxysme du temps subjectif se trouve le temps existentiel. Dans le tourbillon des jours, il y a des instants, parfois vécus intensément, où le temps semble s’arrêter. Il s’agit d’une sorte d’incursion dans les profondeurs d’un éternel présent dont l’instant s’accompagne d’une sorte de plénitude pouvant avoir une grande puissance d’évocation.
L’être humain appartient au monde phénoménal (caractérisé par le changement, la multiplicité, l’espace, le temps, la finitude et la quantité) tout en participant à la réalité nouménale (caractérisée par la permanence, l’unité, l’éternité et l’infini). Le monde phénoménal est objectivable grâce à nos sens et à leurs prolongements par des moyens techniques, ainsi qu’aux processus mentaux comme imaginer, conceptualiser, juger et raisonner. À la périphérie du divin, la réalité nouménale est participable dans ses énergies. Le monde phénoménal peut être connu objectivement, c’est-à-dire par un acte qui se caractérise par une scission du sujet connaissant et de l’objet connu. Les connaissances objectives peuvent être transmises sous forme de savoirs indépendamment des sujets concrets à l’origine de ces connaissances. L’interprétation objective du monde phénoménal, dont l’utilité nous est connue, a aussi le grand avantage de prévenir les croyances fondées sur la crainte ou l’ignorance grossière. D’autre part, tout discours ayant trait à la réalité nouménale passe par une conscience symbolique qui, tout en assumant une ignorance savante, ne contredit jamais la science sur son plan. En tension vers l’Unitotalité, la conscience symbolique ouvre à des connaissances expérientielles où le sujet concret (ou intégral) et l’objet connu ne sont pas séparés comme dans l’objectivité scientifique. Dans ce type de connaissance, en effet, l’objet connu implique et englobe le sujet qui connaît. Plutôt que de produire des savoirs échappant à l’intégrité du sujet, c’est le sujet concret de la connaissance qui s’accroît en s’ouvrant à des lumières nouvelles. Par la confiance, comme acte d’amour électif, la spiritualité est participation unifiante à un plan de la réalité qui transcende le monde phénoménal et qui est par conséquent non objectivable. Elle suppose une raison ouverte qui inclut tout ce qui se trouve en l’être humain, y compris le désir de sens et de vie éternelle. L’idée de « vie éternelle » ne doit pas être prise au premier degré comme s’il s’agissait du maintien du moi ou de la surprenante croyance en la résurrection des corps. Il faut l’interpréter dans une perspective transpersonnelle, c’est-à-dire dans le dépassement de l’ego en faveur du Soi. Les gouttes de pluie peuvent craindre l’océan où elles se dirigent par ruisseaux, rivières et fleuves ; à moins de croire qu’elles vont alors redevenir l’océan de leur origine.
La science ne peut pas se prononcer sur ce qui est non objectivable, comme la valeur ou le sens ultime des choses. En ne contredisant jamais la science sur son plan, la philosophie spirituelle s’intéresse surtout au pourquoi dans la perspective d’une quête de sens, alors que la science s’intéresse surtout au quoi et au comment, tout en favorisant ses prolongements techniques. Toutefois, depuis le milieu du 20e siècle, à la suite des découvertes en physique quantique, en astrophysique et en cosmologie, la science est de plus en plus confrontée à des questions qui font appel à des problématiques inaccessibles à la démarche scientifique. Comme le montre Jaspers, l’universalité de la connaissance scientifique est limitée. D’abord sa nécessité n’est jamais qu’hypothétique, car toute science repose ou sur des faits liés aux principes par induction ou encore sur des postulats évidents. Or, l’induction étant une manière de raisonner qui consiste à aller du singulier au général, des effets à la cause, le lien logique, même s’il peut être fort, n’est jamais nécessaire ; et le postulat est par définition un principe qui paraît incontestable, mais qui est indémontrable. Il faut donc prendre hypothétiquement ses principes pour acquis pour que la science se développe avec une apparente nécessité. De plus, aucune science n’est en mesure d’explorer intégralement son objet propre, il y a toujours un « reste » à découvrir. La possibilité même d’un progrès illimité pour une science est la marque irrécusable qu’elle est limitée. Enfin, aucune science ni aucun système scientifique ne peut saisir le monde comme totalité. Il est impossible d’unifier tous les phénomènes, car le monde objectif présente des coupures : la matière, la vie, le psychisme et l’esprit constituent des sphères irréductibles les unes aux autres qui doivent être approchées à partir de points de vue différents. Si abstraite que soit la connaissance objective, explique encore Jaspers, elle n’en reste pas moins en dépendance d’un point de vue particulier. Aussi impersonnelle soit-elle, elle n’est pas infinie. Chaque savant peut se forger une certaine conception du monde, mais il serait absurde de prétendre transcender complètement sa subjectivité et adopter ensemble tous les points de vue possibles. Il n’y a pas de système unique pour tout chercheur, chacun décrit son monde et non le monde. Si le savoir était adéquat à la réalité dans sa totalité, rien ne resterait à chercher. Or, en science, le savoir suscite au contraire toujours de nouvelles quêtes. Quant à la spiritualité, elle répond à un soupir provenant du plus profond de l’être, mais doit passer par une docte ignorance illuminée par la confiance.
À une prochaine fois pour le texte no. 6.
Texte 1 : La spiritualité. (Texte no. 1 )
Texte 2 : La spiritualité. (Texte no. 2 )
Texte 3 : La spiritualité. (Texte no. 3 )
Texte 4 : La spiritualité. (Texte no. 4)