La spiritualité. (Texte no. 7)

La spiritualité. (Texte no. 7). Par Robert Clavet, PhD  La spiritualité vive suppose autre chose que croire à des dogmes et tenter de se conformer à une morale. Elle n’est pas qu’une sujétion de l’esprit à une théologie dogmatique qui, par le biais de l’analyse exégétique, aurait la prétention d’accéder objectivement au transcendant sans l’événement transfigurateur d’une activité créatrice intériorisée. Elle n’a pas besoin non plus de s’appuyer sur une froide adéquation entre le monde créé et Dieu, par exemple comme cause et comme fin. À vrai dire, elle est une pénétration de la réalité par l’esprit, une quête de sens, une ouverture et un accueil en réponse à un mystérieux appel. Dans une perspective de réalisation, elle se caractérise par la recherche d’une connexion transcendante avec le Soi (voir le texte 5) ; or, réaliser un être possible est création. Dans tous les domaines où le déterminisme scientifique n’a pas cours, où la liberté créatrice entre en jeu, ce qui est à connaître ne peut s’imposer par la nécessité causale ou par un processus d’objectivation. Combattre le scientisme en matière de spiritualité, c’est livrer un combat contre la volonté de puissance.

La spiritualité. (Texte no. 7). Par Robert Clavet, PhD 

La spiritualité vive suppose autre chose que croire à des dogmes et tenter de se conformer à une morale. Elle n’est pas qu’une sujétion de l’esprit à une théologie dogmatique qui, par le biais de l’analyse exégétique, aurait la prétention d’accéder objectivement au transcendant sans l’événement transfigurateur d’une activité créatrice intériorisée. Elle n’a pas besoin non plus de s’appuyer sur une froide adéquation entre le monde créé et Dieu, par exemple comme cause et comme fin. À vrai dire, elle est une pénétration de la réalité par l’esprit, une quête de sens, une ouverture et un accueil en réponse à un mystérieux appel. Dans une perspective de réalisation, elle se caractérise par la recherche d’une connexion transcendante avec le Soi (voir le texte 5) ; or, réaliser un être possible est création. Dans tous les domaines où le déterminisme scientifique n’a pas cours, où la liberté créatrice entre en jeu, ce qui est à connaître ne peut s’imposer par la nécessité causale ou par un processus d’objectivation. Combattre le scientisme en matière de spiritualité, c’est livrer un combat contre la volonté de puissance. Contrairement à une théologie systématisée, la spiritualité vive, non objectivée, ne peut servir d’instrument à quelque pouvoir que ce soit. Elle est une connaissance existentielle qui commence par la confiance et conduit à l’espérance. L’être humain est le lieu d’une liberté tragique, promesse de grandeur et de beauté. En recherchant la communion et non la soumission, la philosophie spirituelle tente d’exprimer ce « lieu du cœur » où la raison et l’amour se rencontrent. L’organe de la connaissance spirituelle n’est pas une faculté séparée, mais l’être humain concret entier qui, selon l’expression d’Olivier Clément, meurt au géocentrisme du moi pour renaître à l’héliocentrisme du soleil divin. 

La philosophie spirituelle est ouverte à toutes les branches de la connaissance, mais sans s’y attarder, car elle est avant tout tournée vers une mystérieuse Totalité. Principalement par la voie négative, elle prépare l’intelligence à accueillir des lumières prodigues de confiance et d’espérance. La voie négative est une quête spirituelle qui utilise le langage pour exprimer ce que le Divin n’est pas (plutôt que ce qu’Il est), car les mots sont insuffisants pour rendre compte de la Totalité éternelle et infinie. Le fait d’utiliser des négations (plutôt que des attributs positifs) souligne la transcendance divine et invite à se mettre à l’écoute de notre intériorité. Le Divin est ineffable, mais participable dans ses énergies. La philosophie spirituelle est l’expression d’une Vérité entrevue, mais en un lieu où se heurtent le discours et l’indicible. Elle combat les prétendus savoirs totalitaires qui résultent de l’objectivation. Il ne faut utiliser la méthode scientifique que là où elle est applicable, c’est-à-dire à propos des phénomènes observables (directement ou indirectement), expérimentables et vérifiables. Il faut particulièrement se méfier des théories prétendument scientifiques qui tendent à valider la promesse de « lendemains qui chantent », mais au prix de la liberté. Nous sommes entrés dans l’époque de la révélation du Saint-Esprit, qui est aussi celle de la création humaine comme réponse libre et amoureuse à l’appel du Divin. Il ne s’agit pas d’une utopie, mais d’une étape métahistorique qui ne va pas nous prémunir contre les épreuves. La spiritualité n’est pas orientée vers un futur idéalisé, mais vers la transfiguration et la déification. L’histoire montre que la soif de pouvoir a amené bien des puissants au pire des cynismes, celui d’exploiter le nom de Dieu à des fins uniquement humaines, en passant du compromis à la compromission. Une authentique spiritualité refuse toutes les formes d’objectivation du Divin et toute réduction matérialiste de l’être humain. D’un point de vue spirituel, la liberté personnelle ne se réduit pas à pouvoir choisir entre ceci et cela, mais se découvre comme moteur fondamental de l’être humain, comme « oxygène de l’esprit » et comme « pouvoir positif de création ». 

La philosophie spirituelle est une philosophie existentielle impliquant l’entièreté du sujet concret. L’expérience spirituelle nous fait percevoir la Tradition comme résultant d’une conscience trans-subjective où convergent les rayons de l’esprit. En paraphrasant l’apôtre Jean, nous pouvons dire que les ténèbres résistent encore à la lumière mais sans l’engloutir ; ainsi, la lumière luit dans les ténèbres. En son sommet ineffable, le Divin est à la fois Absolu et Néant (c’est-à-dire sur un autre plan que la spatio-temporalité). En son essence, Il n’est ni ceci ni cela ; mais, en sa manifestation, Il peut être pensé trinitairement comme Principe (le Père), Verbe (le Fils) et Souffle-Lumière-Sagesse (le Saint-Esprit). Enracinée en le Néant, une liberté incréée a rendu possible une tragédie non seulement humaine mais également divine. L’humiliation volontaire du Christ qui se soumet au tragique de l’existence humaine, traduit la mystérieuse impuissance de Dieu devant l’insondable liberté de l’être humain. Celui-ci peut s’affirmer avec Dieu, en marge de Dieu ou contre Dieu, mais l’élévation de la conscience et la floraison du cœur passent par des voies inattendues. Dans l’expérience spirituelle, par un lien ontologique et énergétique, la sagesse humaine peut s’imprégner de la sagesse divine (la Sophia). Tout autant que des idéologues qui réduisent les êtres humains au rang d’instruments, il faut se méfier des Grands Inquisiteurs qui veulent imposer leur volonté par la ruse soi-disant pour le bonheur de l’humanité, sous prétexte que les idées chrétiennes de liberté et d’amour sont naïves et impraticables. Le mythe du péché originel présente une symbolisation du désir d’accéder à un savoir normatif de ce qu’est le bien et le mal ; mais, à l’arbre de la connaissance du bien et du mal, s’oppose l’arbre de vie. Lorsque l’un des deux voleurs aux côtés de Jésus dit à celui-ci « souviens-toi de moi quand tu entreras dans ton Royaume », Jésus répond : « Je te le dis en vérité, aujourd’hui même tu seras avec moi dans le paradis. ». Le christianisme n’est pas un moralisme. La spiritualité vive se situe au-delà du bien et du mal normatif. 

Chaque être humain est appelé à découvrir ce qu’il est vraiment et à tendre vers sa réalisation. Mais la tentation peut être forte de renoncer à la liberté créatrice et de se conforter dans le seul quotidien. Ce monde n’offre pas de solutions évidentes et définitives. Par la voie de l’intériorité, l’être humain peut accéder à plus grand que son ego. « Les expériences subjectives les plus profondes, explique Cioran, sont aussi les plus universelles en ce qu’elles rejoignent le fond originel de la vie ». Pour les individus enclins à l’impersonnalité, étrangers à eux-mêmes et aux réalités profondes, explique encore l’auteur, il est toujours possible qu’un événement imprévisible les mène sur une voie nouvelle et mobilise des ressources personnelles jusqu’alors inconnues. Notons que « l’impersonnalité » dont il s’agit ici n’a rien à voir avec celle dont parle le bouddhisme. En opposition à l’hindouisme, la théorie bouddhique enseigne en effet qu’il n’existe pas de « moi » (ni de Soi), mais plutôt une simple agrégation de phénomènes corporels et mentaux conditionnés ; point de vue incidemment défendu en Occident par Hume (philosophe écossais [1711-1776]). Dans le christianisme oriental, à l’origine du mouvement personnaliste inauguré par Nicolas Berdiaeff, l’idée de « Personne » se dégage du terme persona (« masque de théâtre », désignant le moi psychologique et le mental) et prend figure d’hypostase consubstantielle à la deuxième Personne de la Trinité, ce qui signifie que le Soi participe à la vie divine. En son sens d’hypostase, le terme « personne » peut être rapproché du terme « âtman » au sens traditionnel hindouiste du vrai Soi. Enfin, en plus de la tentation de se conforter dans le seul quotidien, mais cette fois sous prétexte de combattre les faux savoirs alors qu’il s’agit peut-être surtout du refus des errances inhérentes à la vie, une autre tentation consiste à refuser d’envisager les questions fondamentales par la proclamation d’un exclusivisme de la méthode scientifique, souvent accompagnée par celle que l’être humain est entièrement conditionné. Après la révélation du Père (et de la Loi) puis du Fils (et de l’Amour), la philosophie spirituelle, qui est une philosophie tragique du destin individuel en tension vers l’infini, s’inscrit dans la mouvance de la nouvelle époque spirituelle, celle de la révélation du Saint-Esprit (et de la liberté créatrice). Celle-ci n’est pas une révélation théologique (au sens d’étude de textes sacrés en vue d’établir une doctrine), car c’est seulement par l’activité créatrice intériorisée d’une personne concrète que cette révélation peut se présenter à la conscience et l’accroître. 

Issue de l’aristotélisme, la conception de l’être humain comme être contingent et comme cause seconde, fait de celui-ci un être qui n’est pas enraciné en Dieu. Contrairement à la théologie scolastique qui a guidé le catholicisme, l’Orient chrétien admet un synergisme entre l’humain et le divin, et refuse de remplacer la liberté créatrice par une grâce créée administrable. La bonne volonté découle d’une liberté première, d’un choix fondamental : elle n’est ni obéissance ni soumission. Plus que les relations d’une « cause première » et d’une « cause seconde », l’anthropologie divino-humaine de l’Orient chrétien établit une interaction participative entre la liberté humaine et la liberté incréée enracinée en le Néant. L’être humain a perdu la ressemblance, mais a conservé l’image. Plutôt que d’exploiter l’action divine dans une économie de la grâce gérée par des voies officielles établies par l’Église, l’Orient chrétien considère la grâce comme une réalité intérieurement transformative, comme une pneumatisation de l’être par des énergies vivifiantes. Plutôt que l’aristotélisme, l’Orient chrétien s’est servi du platonisme pour exprimer la nature à la fois terrestre et céleste de l’être humain ainsi que les perspectives de réalisation de soi. Par son incarnation, Jésus-Christ symbolise le drame divino-humain de l’amour et de la liberté. L’amour ne peut pas être contraint. L’interprétation du christianisme est inévitablement teintée des limitations de la conscience. Une conscience symbolique préserve du scepticisme tout en prémunissant contre le naturalisme et l’historicisme théologiques. En spiritualité, l’objectivation est à la volonté de puissance, ce que l’intériorisation est au choix libre par amour. 

À une prochaine fois pour le texte no. 8

Photo principale :  » Le Néant divin  » Cette expression a été notamment utilisée par Maître Eckhart (1260-1327)

Texte 1 : La spiritualité. (Texte no. 1 )

Texte 2 : La spiritualité. (Texte no. 2 ) 

Texte 3 : La spiritualité. (Texte no. 3 )

Texte 4 : La spiritualité. (Texte no. 4)

Texte 5 : La spiritualité. (Texte no. 5)

Texte 6 : La spiritualité. (Texte no 6)

Le Pois PenchéPoésie Trois-Rivière

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.