La spiritualité. (Texte no. 8)

La spiritualité. (Texte no. 8) Par Robert Clavet, PhD  Comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? Malgré l’impression de vivre dans un monde familier où les choses sont cataloguées, nous sommes dans l’ignorance du mystère profond de l’Univers. La première évidence est notre propre existence et celle d’une réalité matérielle. La matière est tout ce qui occupe de l’espace et a une masse. Elle est ce dont sont faites les choses, qui sont différenciées les unes des autres par les propriétés que nous leur attribuons. Ces propriétés permettent en effet d’interpréter les choses, de leur donner une signification en leur accolant un concept : une pierre, une molécule, un virus, une pomme, une poire, une montagne, etc.
Champignon nucléaire illustrant l'article un article de Robert Clavet, no 8 Champignon nucléaire illustrant l'article un article de Robert Clavet, no 8
Champignon nucléaire illustrant l'article un article de Robert Clavet, no 8

La spiritualité. (Texte no. 8) Par Robert Clavet, PhD 

Comment se fait-il qu’il y ait quelque chose plutôt que rien ? Malgré l’impression de vivre dans un monde familier où les choses sont cataloguées, nous sommes dans l’ignorance du mystère profond de l’Univers. La première évidence est notre propre existence et celle d’une réalité matérielle. La matière est tout ce qui occupe de l’espace et a une masse. Elle est ce dont sont faites les choses, qui sont différenciées les unes des autres par les propriétés que nous leur attribuons. Ces propriétés permettent en effet d’interpréter les choses, de leur donner une signification en leur accolant un concept : une pierre, une molécule, un virus, une pomme, une poire, une montagne, etc. L’interprétation des choses suppose donc d’associer les objets perçus à une « information » (autrement tout serait informe, donc chaotique). Cette « information » relève du monde des idées (ou des « formes »), donc de l’immatériel : qualité, quantité, nuances, mobilité, etc. Les idées sont-elles une invention humaine ou bien font-elles partie d’une « réalité autre » accessible à la conscience ? Les nombres, par exemple, existaient-ils avant que les humains ne les conçoivent ? Déterminaient-ils quantitativement la réalité matérielle avant toute interprétation humaine de la réalité ? Si c’est les cas, à quel niveau de réalité appartenaient-ils ? Comment les nombres pouvaient-ils exister sans être pensés par qui que ce soit ? Platon croyait en l’existence du monde des Idées (ou monde intelligible) formé par des réalités éternelles et immuables, qu’il opposait au monde sensible (ou monde de l’apparence) soumis aux changements et à l’imperfection. Les nombres et autres objets mathématiques ainsi que les idées en général font partie du monde intelligible, mais Platon accorde la plus grande importance aux Idées du Beau en soi et du Bien en soi. Selon lui, Celles-ci seraient la clé pour comprendre la nature profonde de la réalité et permettre la quête de la Sagesse. Et les choses considérées comme étant belles et bonnes tireraient leur beauté et leur bonté de leur participation aux Idées du Beau et du Bien. Le fameux philosophe grec nous invite à dépasser les apparences et les illusions du monde sensible, à élever notre pensée vers le monde intelligible. Dans une célèbre allégorie, des prisonniers enchaînés ne voient que des ombres projetées sur le mur au fond d’une caverne. L’un d’eux arrive à se libérer et, en sortant, découvre les choses réelles grâce à la lumière du soleil (symbolisation de l’accès au monde intelligible). Depuis les penseurs grecs, il y a plus de deux mille cinq cents ans, le développement des savoirs puis la pensée scientifique ont façonné les civilisations. La connaissance scientifique s’appuie sur le postulat suivant : il y a quelque chose et ce quelque chose est « informé ». Cependant, on ignore ce que ce « quelque chose » est en soi et comment il a pu s’organiser plutôt que demeurer informe. Peut-être ne peut-il y avoir d’existence que parce qu’il y a autre chose que l’existence. Peut-être que tout est « esprit », mais à différents niveaux vibratoires. 

Le physicien et philosophe James Jeans (1877-1946) présente le fondement de l’Univers comme un néant d’où émerge notre espace-temps physique. Ce néant, considéré aussi comme une totalité, serait présent à chacun des lieux et des moments (ceux-ci étant des spécifications de cette totalité), comme une « retombée du global » qui se déploie sans arrêt. En faisant écho au platonisme, plusieurs scientifiques contemporains considèrent le psychisme comme un intermédiaire entre l’intelligible et le sensible. Cette intelligibilité, pour nous qui existons dans le monde phénoménal, nous serait donc transcendante, mais nous serait accessible d’une manière épiphanique (manifestation d’une réalité cachée) par le concours du psychique. Cette récente approche de la science (renforcée par la physique quantique) considère donc l’être humain comme étant en partie empirique et en partie transcendantal. Mais déjà, au 6e siècle avant Jésus-Christ, influencé par les idées pythagoriciennes de mesure, de proportion, d’harmonie et de rythme, le philosophe grec Héraclite d’Ephèse introduit le concept de logos en philosophie, terme auquel il a fini par attribuer le sens « d’ordre intelligible du monde ». Plus tard, le mot a aussi pris une signification théologique et a souvent été traduit dans des textes sacrés par « Verbe » ou « Parole ». Ensuite est advenue l’idée que le Christ soit le Logos, ce qui a joué un rôle important dans l’affirmation de la divinité de Jésus-Christ. Dans le Prologue de l’Évangile selon Jean (1 :1-18), Jésus est identifié comme le Verbe qui s’est fait chair. En attribuant le Logos à Jésus-Christ, la conscience universelle s’est élevée à cette hauteur vertigineuse où l’être humain est associé au Divin. Le phénomène de la vie spirituelle est justement « la rencontre et l’action réciproque de Dieu et de l’homme, le mouvement allant de Dieu vers l’homme et de l’homme vers Dieu » (Paul Evdokimov). Par l’idée d’une communication entre le Divin et l’humain, l’humanité s’est libérée d’une autonomie mortifère (prisonnière des limitations du monde spatio-temporel). La divino-humanité confère un sens à la création : elle postule que le Divin attend une réponse créatrice de l’humain. Par l’admission d’un dynamisme divino-humain, la conscience humaine surmonte l’opposition de l’immanent et du transcendant. L’énergie divine agit dans le monde à travers les arcanes de la Beauté, mais elle agit surtout en générant une sorte de tension de « l’image » vers son origine. « Être créé à l’image de Dieu comporte la grâce de cette image ; c’est pourquoi suivre sa vraie nature, c’est travailler dans le sens de la grâce (…). Cette grâce incréée, qui est le jaillissement de la gloire, de la Vie, de la Lumière, (…) nous donne plus que le salut : (…) [elle permet] la déification (voir : texte 4), qui n’est pas disparition mais accomplissement de l’humanité, car l’homme n’est humain qu’en Dieu » (Olivier Clément). Malheureusement, pour établir son rôle d’intermédiaire obligé et renforcer son pouvoir, l’Église catholique a diminué le Saint-Esprit en importance (le filioque : voir texte 4) et, plutôt que d’assumer les conséquences anthropologiques de « Christ en nous », a attribué le Logos exclusivement à Jésus. En se faisant gérante du salut, elle a établi un rapport juridique avec la grâce et le rachat, et considéré Dieu comme un monarque qui exige l’obéissance sous peine de châtiments. 

L’expérience spirituelle trans-subjective connaît des époques. Elle suppose une incessante dynamique de la conscience, une continuelle tension créatrice de l’esprit. La philosophie spirituelle s’inscrit dans l’époque de la révélation de l’Esprit, dont le propre est de surmonter les oppositions entre l’immanent et le transcendant ainsi qu’entre la Révélation et la quête spirituelle personnelle. Au milieu du 20e siècle, Nicolas Berdiaeff écrivait prophétiquement : « La philosophie libre de l’époque créatrice débutera par le sacrifice d’une philosophie scientifique généralisée (…). Sacrifice qui n’est en rien aisé : il suppose, en effet, une grande liberté d’esprit (…). C’est le re renoncement à une philosophie confortable, le choix de tous les dangers de la connaissance. L’homme s’arrache aux rives qui lui semblaient sûres. (…) La philosophie de la création suppose la philosophie de la liberté, la philosophie des libérés. » (« Le sens de la création », pages 76-77). Dans « Vérité et Révélation », l’auteur russe écrit encore : « Tout ce qui procède des profondeurs est éternellement lié à ce qui vient d’en haut. La rencontre et la fusion de ces deux courants, le premier ascendant, l’autre descendant, est le fait le plus mystérieux de l’existence humaine ». La révélation de la Loi invitait à l’obéissance, celle de l’Amour et de la Rédemption, à la confiance, celle de l’Esprit, à l’activité créatrice. Le savoir religieux objectif est une illusion : il n’y a pas d’autre Révélation que la Révélation spirituelle. Ce qu’on appelle la Révélation historique est une symbolisation de la Révélation spirituelle, incursion vive de l’éternité dans le temps. Il n’y a pas de Révélation objective, il n’y a qu’une objectivation de la Révélation. Nous pouvons profiter des œuvres des grands créateurs spirituels en imprégnant notre intériorité d’un vécu qui a été projeté à l’extérieur mais susceptible d’être revivifié par communauté d’expérience et par réminiscence. L’interprétation dynamique de l’expérience spirituelle doit désormais l’emporter sur le statisme d’une ontologie substantialiste (qui affirme l’existence indépendante et la permanence des constituants du Monde). Le rationalisme classique a mis l’accent sur l’essence plutôt que sur une participation aux énergies divines. C’est pourquoi il a indirectement favorisé l’avènement du positivisme philosophique (qui identifie exclusivement l’esprit positif à l’esprit scientifique) et du matérialisme philosophique (qui professe une déspiritualisation complète de l’univers). Il fut le prélude à un humanitarisme préconisant une raison autonomiste qui a conduit à une nouvelle religion de l’être humain sans Dieu. Selon le positivisme, l’univers est bon en soi et va se développer indéfiniment, donc Dieu est inutile. Selon le matérialisme athéiste, nourri par le thème de l’absurde, l’univers est imparfait et aucun progrès n’est assuré, donc Dieu n’existe pas. 

Les temps modernes ont été bercés par le mythe d’un progrès illimité, mais l’horreur des deux premières guerres mondiales a réitéré le côté obscur de l’humanité, désormais dotée d’un pouvoir de destruction sans précédent. Les rationalisations de la souffrance associées à l’idée que Dieu aurait permis le mal inspirent la méfiance et incitent à l’athéisme. Au commencement était la Divinité parfaite à la fois Absolu et Néant (où s’enracinent la liberté et la grâce incréées) et, mystérieusement, advint l’existence avec son inévitable part de ténèbres, mais permettant la manifestation de la Lumière et de la Gloire. En étant absolument indéterminée, la liberté « rend possible le bien comme le mal et rien en elle ne garantit la victoire de l’un ou de l’autre. Elle ôte en tout cas à Dieu la responsabilité du mal dont le jaillissement ne peut être empêché, toute la bonté de la Divinité s’avérant impuissante devant cette liberté qui est à l’origine de la tragédie non seulement humaine, mais également divine, déclenchée au sein de l’esprit. » (Alexis Klimov). L’affirmation de Dieu au détriment de l’être humain a provoqué une affirmation de l’être humain contre Dieu, opposition que surmonte l’idée d’une synergie divino-humaine. 

À une prochaine fois pour le texte no. 9. 

Texte 1 : La spiritualité. (Texte no. 1 )

Texte 2 : La spiritualité. (Texte no. 2 ) 

Texte 3 : La spiritualité. (Texte no. 3 )

Texte 4 : La spiritualité. (Texte no. 4)

Texte 5 : La spiritualité. (Texte no. 5)

Texte 6 : La spiritualité. (Texte no 6)

Texte 7 : La spiritualité. (Texte no 7)

Poésie Trois-RivièreMains Libres

Docteur en philosophie. Il a enseigné dans plusieurs universités et cégeps du Québec. En plus d’être conférencier, il a notamment publié un ouvrage sur la pensée de Nicolas Berdiaeff, un essai intitulé « Pour une philosophie spirituelle occidentale », ainsi que deux ouvrages didactiques.