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Entrevue avec Bertrand Laverdure

Entrevue avec Bertrand Laverdure. Par Ricardo Langlois En 2019, Bertrand Laverdure figurait au sommet du top 10 de Lametropole.com avec Lettres en foret urbaine (Mémoire d’encrier ). De 2015 a 2017, il est nommé Poète de la Cité de Montréal. Voici une entrevue a l’occasion du lancement de Opéra de la déconnexion publié aux Éditions Mains Libres.
Bertrand Laverdure Bertrand Laverdure
Bertrand Laverdure

Entrevue avec Bertrand Laverdure. Par Ricardo Langlois

En 2019, Bertrand Laverdure figurait au sommet du top 10 de Lametropole.com avec Lettres en forêt urbaine (Mémoire d’encrier ). De 2015 a 2017, il est nommé Poète de la Cité de Montréal. Voici une entrevue à l’occasion du lancement de Opéra de la déconnexion publié aux Éditions Mains Libres.

La Métropole : Tu as une carrière flamboyante. Tu as été rédacteur, directeur littéraire, journaliste, chroniqueur à la télé. Tu touches à tout avec succès. Parles-moi de cette époque.

Très jeune, j’ai idéalisé la littérature. La poésie est devenue pour moi plus qu’une échappatoire pré-adolescente. À son aura était attachée une distance esthétique miraculeuse venant repousser les assauts du réel, ma quotidienneté de banlieusard lambertois, rivée à mille traditions. Art du pauvre, la poésie m’est vite apparue telle une défense et illustration de la parole complexe, de la beauté verbale. N’ayant rien à envier à la musique ni à la peinture. La poésie fonctionne à l’encontre de toutes les croyances économiques qui fondent la société d’aujourd’hui. Le poète de cœur, le poète véridique, ne peut être qu’un marginal, un neuroatypique ou une anomalie qui pousse entre les cordons de la bourse. Comment vivre en société sachant que nous sommes intrinsèquement un marginal, à quoi ressemble la vie de quelqu’un qui veut se consacrer à la poésie au Québec ? Tous les emplois que tu as énumérés dans ta question sont les réponses que j’ai trouvées, les compromis économiques qui m’ont permis de survivre, de payer mon loyer et de remplir mon frigo depuis maintenant plus de trente ans. J’ai eu des années fastes (parmi celles dont tu parles dans ta question) et des années de vache maigre, de pauvreté (la majorité du temps). 

Mais je n’ai jamais changé de cap. Je marche vers la poésie, toujours et avec conviction et acharnement même. Oui, les titres que j’ai eus, directeur littéraire, chroniqueur et recherchiste, Poète de la cité, médiateur culturel, animateur d’ateliers d’écriture, libraire sont des noms que j’ai portés en attendant de redevenir moi-même, des masques, des habits, des déguisements sociétaux que l’on offre aux auteurs et aux poètes pour les asseoir sur une respectabilité citoyenne. Si ce n’était que de moi, je ne ferais qu’écrire, lire et publier des livres…et visiter des cimetières pour me recueillir sur des tombes de poètes qui m’ont ébloui. Il reste que de tout ce que j’ai pu accomplir pendant ces périodes d’emploi dans le milieu, ce dont je suis le plus fier est d’avoir créé la section « Lettres à un écrivain vivant » en 2004 dans la revue Moebius, lorsque je faisais partie du comité de rédaction de cette revue. Une façon d’inciter les auteurs et autrices d’aujourd’hui à rendre hommage à leurs collègues, indirectement ou directement. Cette section existe toujours et semble inspirer encore les poètes et les écrivains invité-e-s à y participer.

La Métropole : En 2003, tu remportes le Prix Rina-Lasnier pour ton recueil Les forêts. As-tu été surpris?

Quand j’ai terminé l’écriture de LES FORÊTS en 1999, j’avais senti que ce livre contenait quelque chose comme un début de voix. À partir de ce livre, je dirais que j’ai trouvé une espèce de ton, une façon de phraser mes poèmes qui commençait à me satisfaire. Inspiré par The cloud of unknowing, un grand texte mystique chrétien anonyme du moyen-âge et le suicide glorieux d’Empédocle, s’étant jeté dans un volcan, se croyant un Dieu, j’ai élaboré un livre qui rejoignait mes préoccupations d’alors, qui allait de l’existentialisme sartrien à la protection du « poète de porcelaine », bête idiote qui ne tient qu’au fil de ses propres lubies. Ce titre a été retenu comme finaliste au prix Nelligan de l’an 2000. Mais c’est Tania Langlais qui l’a gagné cette année-là pour Douze bêtes aux chemises de l’homme. J’ai reçu le prix Rina-Lasnier la même année, c’est d’ailleurs la seule cérémonie littéraire à laquelle a assisté ma mère, puisque la remise de ce prix de la rive-sud avait lieu dans le vieux Longueuil.

D’autant plus que je lisais réellement Rina Lasnier à l’époque, contre toutes les attentes de la postmodernité qui faisait table rase du passé. Ce que j’ai toujours aimé chez Lasnier, c’est le foisonnement de métaphores. Elle nous mitraille d’images à tiroirs et va creuser dans les écritures, sans avoir peur de nous perdre. Contre le goût du jour. Son côté reclus, à l’écart des modes et du monde me plaisait également, son côté maitresse d’école catholique un peu moins. Bizarrement je vénérais Jacques Ferron en même temps. Deux écrivains qui s’haïssaient vraiment. Mais au fond, travaillaient tous deux des matières excessives, des œuvres baroques. 

La Métropole : Quelles sont tes influences en poésie? Tu es un érudit. Tu as publié 22 livres. Tu as écris sur Jacques Ferron entre autres. Tu préfères écrire à plein temps…

Je crois que j’ai répondu partiellement à cette question dans mes deux réponses précédentes. J’ai connu de véritables érudits. J’ai un ami, essentiellement un puits de savoir sur la littérature, qui vit carrément dans une bibliothèque, sa maison est tapissée de livres et sa capacité de lecture est olympique. Je le vénère et l’envie pour cette raison entre autres (c’est à lui que j’ai dédié OPÉRA DE LA DÉCONNEXION). Vous savez, ces personnes qui n’osent pas dire qu’ils connaissent l’œuvre d’un auteur sans avoir tout lu, jusqu’à leur correspondance, leurs inédits en archive et l’analyse de leur vie complète ? Voilà pour moi un vrai érudit. Je ne suis qu’une personne curieuse et cultivée qui lit tout le temps quelque chose, qui a un savoir papillonnant et qui pose des questions sans arrêt.

Maintenant, si on s’intéresse à un sujet, une matière, il est facile, avec les ressources du web, d’en devenir un quasi spécialiste en un an ou moins. J’ai quelques amis qui vidaient des sujets de la sorte. Développaient des rages de savoir dans un domaine et épluchaient tout sur cette question. En fait, nous avons délégué notre mémoire à la machine et à l’IA. La Memoria (aussi très beau livre de Louise Dupré), apprendre des poèmes par cœur, le théâtre, ne sont plus à la mode. Mais je souhaite que cela revienne. Je reste fasciné par toute personne qui peut réciter des poèmes par cœur. Je l’ai fait à trop peu de reprises dans ma vie ou lors de spectacles littéraires. Ça devrait redevenir la norme dans les spectacles littéraires. La mémoire est une magie supplémentaire qui permet de mieux faire valoir l’essence de nos mots.

La Métropole : Ici je fais une parenthèse, lors d’une conversation, il y a deux ans, tu as pris le temps de me parler de mon ami le poète Jean-Marc Fréchette. Sa poésie marginale et chrétienne. Comment le considères-tu?

J’ai rencontré Jean-Marc Fréchette dans des lancements collectifs du Noroit, je pense. C’était un poète discret, à l’écart, qui ne faisait pas de vagues et vivait sa petite vie de poète hors des grands circuits. Il écrivait une vraie poésie catholique, chrétienne, vraiment assumée, sans gêne. C’était très singulier. À peu près au même moment, je fréquentais l’œuvre du poète André Roy, un athée convaincu et un militant homosexuel proche de la pensée de Pasolini. J’aime les extrêmes. J’aime profondément à la fois le film THÉOREMA de Pasolini et le film THÉRÈSE d’Alain Cavalier. L’idéalisme est pour moi une folie, une attaque contre la pensée butoir du réel, la dictature des chiffres et de l’argent. Les uns rêvent de détruire la société capitaliste, les autres pensent que le paradis arrive à notre mort, les deux voies sont morbides. Il y a quelque chose d’artaudien dans ces deux façons de voir la vie. Bizarrement, j’ai aimé certains livres de Fréchette tout en aimant aussi beaucoup de livres d’André Roy.

André Roy a toujours été pour moi un mentor et un ami. Je n’ai vu Fréchette que dans les lancements du Noroit. Mais il reste que ses poèmes sur la Vierge Marie sont très beaux. Il y a dans ses livres des fulgurances inusitées qui surgissent dans un minimum de mots. Il faut imaginer un Patrice Desbiens hyper catho. Dix-huit personnes à peu près lisaient Fréchette dans les années 2000. Pourtant il publiait chez Arfuyen, une grande maison d’édition française en même temps qu’au Noroit. Mais on ne parlait pas de ses livres. J’avais entendu la rumeur qu’il avait comme protectrice une comtesse belge. C’était pour moi un personnage de roman.

La Métropole :Tu as écris l’adaptation de l’opéra L’homme qui rit de Victor Hugo, son roman le plus sombre, tu te définis comme un romantique post moderne, Tu es unique en ton genre…Parles-moi de cette expérience.

J’ai eu une chance inouïe d’avoir été contacté par Marc Boucher en 2019. Le compositeur Airat Ichmouratov cherchait un librettiste pour écrire un livret à partir du roman L’HOMME QUI RIT de Victor Hugo. Le directeur du Festival Classica me connaissait et avait pensé que j’étais sans doute capable d’écrire un livret. Je lui ai dit « oui », en bombant le torse. Ensuite je me suis rendu compte du travail à accomplir…Puis je me suis mis à travailler d’arrache-pied…Je me suis alors plongé dans le roman avec avidité, ai écouté des dizaines d’opéra, réécouté plusieurs fois Tosca de Puccini, qui était le maître étalon d’Airat Ichmouratov, ce compositeur stimulant et stimulé, qui m’a accompagné dans cette aventure nouvelle. J’aime que l’on me propose des défis littéraires. Challengez-moi ! Je veux tout écrire ! L’opéra a été joué en version concert (c’est-à-dire avec orchestre et chanteurs, sans décor ni mise en scène) en mai 2023. Les gens ont aimé et les critiques aussi en général !

Tous les papiers qui ont parlé de l’opéra réclamaient que cet opéra soit présenté dans une maison d’opéra, avec décors et costumes. Nous espérons ardemment que ça se réalise ! Airat travaille beaucoup en ce sens ! La découverte du monde lyrique, des chanteurs et des chanteuses, m’a énormément plu. J’ai adoré le professionnalisme et la passion folle de tous ces artistes qui sont en fait des athlètes de la voix. Ils m’ont tous impressionnés. Bref, je suis devenu un fan fini ! J’ai écrit récemment un nouveau livret qui sera mis en musique par un autre compositeur. Je pense que je deviens lentement un vrai librettiste. J’ai tellement appris en trois ans avec Marc Boucher et Airat ! J’ai suivi un master class privilégié ! Si c’était possible de ne vivre que de ça, je me transformerais dès demain en librettiste permanent, jusqu’à la fin de mes jours. Ce bonheur incommensurable d’entendre ses textes chantés, sur des airs fabuleux, m’a changé à jamais.

La Métropole : Ton dernier livre Opéra de la déconnexion est vraiment très beau. Un livre de réflexion, tu dénonces l’univers numérique et tu parles de ton rapport à la musique surtout Messiaen. Poésie et essai se fusionnent, c’était quoi ton intention?

Dans OPÉRA DE LA DÉCONNEXION, j’ai voulu mettre en scène un personnage narrateur qui tente d’écrire le livret d’aujourd’hui, qui traite du combat d’aujourd’hui. Celui-ci consiste d’après-moi en la bataille qui se livre entre le monde numérique et le monde réel (extérieur). La réalité perd de plus en plus ses plumes. Nous nous enfonçons de plus en plus dans la virtualité. L’argent même, ce référent capitaliste qui nous gouverne, ne sera bientôt plus physique, concrète, plastique ou métallisée. C’est comme si toute la société tanguait sur les rebords d’un trou noir, en orbite de plus en plus rapide vers la virtualité complète, et que nous assistions à tout ça impuissant, en témoins lambda, en NPC (non player character dans un jeu vidéo) multiples. Curieusement, il y a peu de personnes, peu d’intellectuels qui réfléchissent à cet éléphant dans la pièce.

J’aime lire Daphné B. qui, depuis son MAQUILLÉE, analyse les tendances du web et les critique comme des phénomènes inhérents de la société capitaliste dans laquelle nous baignons. Mon livre est une tentative de saisir ce qui me rebute de cet univers hypnotique qui nous entraîne vers la stagnation de soi tout en célébrant la concrétude de la ville dans laquelle j’évolue, Montréal. Je souhaite me détacher de cet univers tout en sachant que je reste un être grégaire, cherchant l’approbation, aliéné par notre société du nombre. Mon personnage de narrateur dans mon livre de poésie décide d’écrire son « opéra de la déconnexion » parce qu’il veut magnifier, sublimer toutes les angoisses contemporaines qui le taraudent, en écrivant un livret qui les mettra en scène. Aidés par les figures d’Olga Tokarczuk et du compositeur Olivier Messian, des artistes pour moi de l’absolu, qui ne connaissent pas la demi-mesure, il cherche les arias, les poèmes et le parcours qu’il devra privilégier pour écrire son opéra.

En fait, c’est un personnage perdu dans ses propres contradictions, comme nous le sommes tous et toutes, aujourd’hui. Mais contrairement aux gens qui se laissent balloter par les ressacs et les jusants du monde, il essaie d’attraper sa pensée liquide et d’en faire une œuvre belle. Bien conscient que ce n’est qu’à sa mort qu’il parviendra à se déconnecter de tout.

Extrait 

Je m’abîme ce matin.

Sur mon dos, la truelle.

Une sirène d’oiseau mime Icare, le musicien amateur.

Je passe d’un métier à l’autre.

Je ne renonce a rien. Ce sont des condors tourbillonnant autour de mon ennui.

J’écris l’opéra de ma déconnexion.

Photo principale: Bertrand Laverdure. Crédit photo: Rico Michel

Ricardo Langlois a été animateur, journaliste à la pige et chroniqueur pour Famillerock.com

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